Introduction
Même si le commerce en ligne n’a rien de nouveau, les tribunaux du Canada se sont rarement prononcés sur l’utilisation des noms commerciaux de concurrents dans des publicités en ligne. En l’absence de cadre législatif explicite, les tribunaux se sont tournés vers l’article 7 b) de la Loi sur les marques de commerce et le délit de commercialisation trompeuse pour évaluer si de telles pratiques induisent les consommateurs en erreur, et interviennent parfois par voie d’injonction lorsque la probabilité de confusion semble vraisemblable.
Les stratégies commerciales des entreprises reposent de plus en plus sur le référencement (optimisation des moteurs de recherche ou SEO) et les publicités payantes en ligne (la publicité payante au clic ou PPC). Les mots-clés et les « balises méta » utilisés peuvent – involontairement ou non – empiéter sur la marque d’un concurrent. Pour gérer efficacement les risques liés à la publicité numérique, il est important de bien comprendre les décisions des tribunaux et les principes directeurs qui en découlent.
Qu’entend-on par « balises méta » et pour quelles raisons peuvent-elles être un problème?
Les balises méta sont des fragments de code invisibles intégrés dans un site web pour aider les moteurs de recherche dans la classification des contenus. Par exemple, une entreprise peut ajouter le nom commercial d’un concurrent comme balise méta invisible sur son site web afin de faire apparaître son propre site dans les résultats lorsqu’une recherche est effectuée au nom du concurrent.
Toutefois, cette tactique peut provoquer des enjeux de confusion et de concurrence déloyale, et les tribunaux pourraient y voir une tentative de détournement de clientèle. Ce sujet était au cœur des préoccupations dans l’affaire Pandi c. Fieldofwebs (2007), dans laquelle la partie défenderesse Fieldofwebs utilisait le nom du magasin de Pandi, « Jumpin Jammerz », comme balise méta invisible sur son site web. Dans son jugement, la juge Low a souligné que la pratique consistant à utiliser le nom de domaine, le nom commercial, la marque de commerce ou le logo d’un autre commerçant comme balise méta pour un site web qui vend des produits concurrents est répréhensible, à moins que le nom ou la marque se limite à une description des produits offerts à la vente (paragraphe 39). Toutefois, comme Fieldofwebs avait déjà retiré la balise méta litigieuse, le tribunal n’a pas émis d’injonction interdisant à Fieldofwebs d’utiliser le nom « Jumpin Jammerz » dans sa publicité en ligne.
Comment les tribunaux du Canada traitent-ils la publicité par mots-clés?
Dans l’affaire Private Career Training Institutions, la Cour suprême de la Colombie-Britannique (la « CSCB ») et la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (la « CACB ») ont privilégié une interprétation plus large des notions de mots-clés et de publicité payante au clic (PPC). Dans cette affaire, Private Career Training Institutions Agency (l’agence des établissements privés de formation professionnelle ou l’« Agence ») a publié une interprétation des règlements selon lesquels la pratique du Vancouver Career College consistant à miser sur les noms commerciaux de ses concurrents pour obtenir un positionnement prioritaire de ses annonces enfreignait le Règlement 29 de l’Agence, qui stipule ce qui suit :
[Traduction] Un établissement ne doit pas faire de publicité ni de déclarations fausses, trompeuses ou mensongères. Une publicité trompeuse comprend, sans toutefois s’y limiter, toute déclaration, qu’elle soit verbale, écrite, numérique ou visuelle, pouvant avoir pour effet ou pour tendance de créer une fausse impression auprès du consommateur ou d’induire celui-ci en erreur.
En l’absence de jurisprudence au Canada en matière de publicité par mots-clés, le juge Gaul s’est tourné vers la jurisprudence aux États-Unis, qui relève des risques de confusion lorsque les consommateurs accèdent aux annonces d’un concurrent au lieu de celles de l’entreprise recherchée. La CSCB a rappelé qu’au Canada, même si aucune autorité n’encadre encore l’usage de mots-clés comportant le nom d’un concurrent dans les publicités, l’article 7 b) de la Loi sur les marques de commerce, qui traite de commercialisation trompeuse, aborde la question de la « confusion » d’une manière comparable à la jurisprudence aux États-Unis.
La CSCB a conclu que le Vancouver Career College n’avait pas enfreint le règlement de l’Agence, car les clients potentiels qui accédaient par inadvertance à la page de ce collège avaient toujours le loisir de consulter d’autres pages apparaissant dans les résultats de recherche. Le juge a comparé cette situation à celle d’entreprises qui placent leur annonce à côté du numéro de téléphone d’un concurrent dans un annuaire téléphonique. Cette façon de faire permet aux clients potentiels de constater l’existence d’offres concurrentes tout en demeurant libres de leur choix.
Par cette comparaison, on comprend que les tribunaux se montrent généralement tolérants à l’égard du fait de miser sur des mots-clés, pourvu que la transparence et la liberté de choix des consommateurs ne soient pas compromises.
Dans quelle mesure la « commercialisation trompeuse » joue un rôle dans ces causes?
Dans l’affaire Red Label Vacations, la Cour fédérale a appliqué la notion de commercialisation trompeuse en vertu de l’article 7 b) de la Loi sur les marques de commerce pour examiner l’utilisation des noms commerciaux de concurrents dans la publicité en ligne. Red Label Vacations Inc. (« Red Label ») a intenté des poursuites contre 411 Travel Buys Limited pour commercialisation trompeuse (entre autres). Dans sa décision, le juge Manson souligne que, pour prouver la commercialisation trompeuse en vertu de l’article 7 b) de la Loi sur les marques de commerce, Red Label doit apporter la preuve des trois points suivants :
- La présence d’une cote d’estime;
- Le risque de tromper le public en raison d’une fausse déclaration;
- Un préjudice réel ou potentiel.
La cote d’estime traduit la reconnaissance du plaignant sous son nom commercial ainsi que le caractère distinctif de cette appellation dans le secteur d’activité concerné. La Cour a examiné les critères précités de la façon suivante :
- Cote d’estime : Red Label jouissait d’une cote d’estime suffisante en rapport avec sa marque redtag.ca et sa marque « Shop. Compare. Payless!! Guaranteed. » grâce à de vastes campagnes de marketing dans lesquelles ce nom et ce slogan ont été utilisés.
- Caractère trompeur (confusion) : l’utilisation de la marque de commerce ou du nom commercial d’un concurrent dans une balise méta n’est pas susceptible de créer une confusion, car les clients aboutissent toujours sur la page de résultats du moteur de recherche, qui leur offre le choix entre plusieurs entreprises.
- Préjudice : le tribunal n’a pas constaté le caractère trompeur et n’a pas abordé la question du préjudice.
Même si Red Label jouissait d’une cote d’estime suffisante en rapport avec ses marques de commerce, sans tromperie ni préjudice, le tribunal n’a pas jugé que 411 Travel Buys Limited avait commis un acte de commercialisation trompeuse, car les marques de commerce et les noms commerciaux de Red Label n’étaient pas visibles sur le site web de 411 Travel Buys Limited.
De quelle manière les causes jugées ultérieurement ont-elles permis de raffiner la règle?
La décision à valeur jurisprudentielle dans l’affaire Vancouver Community College c. Vancouver Career College (2017 CACB – « VCC ») en matière d’utilisation des noms commerciaux de concurrents dans la publicité en ligne, a permis de confirmer que l’utilisation du nom d’un concurrent comme mot-clé pouvait constituer un acte de commercialisation trompeuse lorsqu’il y a un risque de confusion. Comme dans l’affaire Private Career Training Institutions, dans la cause VCC, la CACB a traité le fait que le Vancouver Career College a misé sur des mots-clés contenant les noms commerciaux et les marques de commerce de ses concurrents, notamment « VCC » et « Vancouver Community College ». Le Vancouver Community College a intenté une poursuite contre le Vancouver Career College pour commercialisation trompeuse, et le juge Saunders a souligné que les tribunaux doivent tenir compte à la fois de l’article 7 b) de la Loi sur les marques de commerce et de la common law en cas de poursuite à cet égard.
En examinant les critères pour conclure à un acte de commercialisation trompeuse, la CACB a souligné ce qui suit :
- Cote d’estime : le Vancouver Community College jouissait d’une cote d’estime en rapport avec les lettres « VCC » à la fois parce qu’il avait enregistré cet acronyme en tant que marque de commerce et parce que les médias reconnaissaient le collège sous cet acronyme. De plus, une station du SkyTrain située près du campus du collège porte le nom « VCC/Grant Station ».
- Caractère trompeur (confusion) : une certaine confusion pouvait raisonnablement être attribuable au fait que les deux collèges avaient le même acronyme « VCC ».
- Préjudice : la cour a conclu que l’atteinte à la réputation de l’appelant suffisait pour reconnaître qu’il y avait eu préjudice.
Globalement, la CACB a déterminé que le Vancouver Career College (Burnaby) avait commis un délit de commercialisation trompeuse en contrevenant à l’article 7 b) de la Loi sur les marques de commerce, et que le Vancouver Community College avait droit à une injonction permanente interdisant au Vancouver Career College (Burnaby) d’utiliser l’acronyme « VCC » dans ses publicités en ligne.
Même si, depuis la cause VCC, le nombre de poursuites au Canada concernant l’utilisation des noms commerciaux de concurrents dans la publicité en ligne sont demeurées peu nombreuses, la Cour d’appel du Québec a appliqué les mêmes principes que ceux établis par la CACB dans l’affaire VCC dans un litige entre des fabricants de cabanes et de garages et des entreprises de distribution concurrentes. En effet, dans l’affaire Cabanons Fontaine c. 9036-4316 Québec inc. (Cabanons Mirabel), Cabanons Mirabel a intenté une poursuite pour commercialisation trompeuse contre Cabanons Fontaine après utilisation par cette dernière du mot-clé « cabanonsmirabel » dans sa publicité en ligne destinée à la région de Mirabel et enregistrement du nom de domaine « cabanonmirabel.ca ». Dans son évaluation de la commercialisation trompeuse, la Cour d’appel du Québec a conclu ce qui suit :
- Cote d’estime : même si Cabanons Mirabel n’a pas enregistré de marque de commerce pour sa désignation commerciale, le tribunal a conclu qu’après plus de 30 ans de commerce sous ce nom, Cabanons Mirabel jouissait d’une certaine cote d’estime.
- Caractère trompeur (confusion) : la cour s’est concentrée sur les noms de domaine cabanonsmirabel.ca (site web de Cabanons Mirabel) et cabanonmirabel.com (qui redirige les clients vers le site web de Cabanons Fontaine). La Cour d’appel du Québec a donné raison au juge de première instance en affirmant que « le consommateur qui pense accéder au site cabanonsmirabel.com de l’intimée, mais qui tape “.ca” ou qui oublie le “s” est dirigé automatiquement et erronément vers le site de Cabanons Fontaine ».
- Préjudice : la cour a estimé qu’il était raisonnable de conclure que Cabanons Mirabel perdait des ventes du fait que certains clients potentiels étaient accidentellement redirigés vers le domaine trompeur de Cabanons Fontaine.
Après avoir conclu que l’entreprise Cabanons Fontaine s’était rendue coupable d’un délit de commercialisation trompeuse, la Cour d’appel du Québec a confirmé la décision du tribunal de première instance d’accorder à Cabanons Mirabel une injonction permanente ordonnant à Cabanons Fontaine de cesser d’utiliser « cabanonmirabel.com » ainsi que d’autres mots-clés semblables dans ses publicités en ligne.
Principaux points à retenir
Lorsqu’ils se penchent sur l’utilisation des noms commerciaux de concurrents dans les publicités en ligne, les tribunaux du Canada procèdent à une analyse sous l’angle de la commercialisation trompeuse et prennent en considération les critères suivants :
- Cote d’estime : la marque de commerce du concurrent jouit-elle d’une cote d’estime suffisante pour se distinguer des autres entreprises ou produits semblables? En d’autres termes, le nom du concurrent est-il reconnu et distinctif?
- Caractère trompeur (confusion) : l’utilisation par l’entreprise du nom commercial d’un concurrent serait-elle source de confusion pour les consommateurs qui recherchent ce concurrent?
- Préjudice : l’utilisation par l’entreprise du nom commercial du concurrent causerait-elle un préjudice au concurrent (p. ex., une perte de ventes)?
Si les trois critères ci-dessus sont réunis, le tribunal peut prononcer une injonction permanente empêchant l’entreprise d’utiliser le nom commercial de son concurrent dans sa publicité en ligne. L’un des aspects déterminants semble être l’affichage pour les consommateurs du nom commercial du concurrent sur le site web ou son invisibilité pour eux dans les balises méta.
Qu’est-ce qui attend les entreprises qui font de la publicité en ligne?
La jurisprudence sur ce sujet demeure limitée, mais la tendance est claire : au Canada, les tribunaux semblent autoriser l’utilisation du nom d’un concurrent dans la publicité en ligne, à condition que cela ne soit pas une source de confusion pour les clients. À moins que de nouvelles dispositions légales ou réglementaires au sujet de la publicité en ligne ne soient adoptées, aucun renversement de cette tendance n’est à prévoir. Les entreprises doivent s’abstenir d’utiliser les noms de leurs concurrents de toute manière susceptible d’induire les consommateurs en erreur ou de laisser croire à une affiliation entre les deux entreprises.
Si vous faites de la publicité en ligne, assurez-vous que vos pratiques de marketing sont conformes aux lois en matière de marques de commerce et de concurrence. Communiquez avec un membre de l’équipe Litige commercial pour évaluer vos risques et protéger votre marque.