Jusqu’à tout récemment, les parcs municipaux de l’Ontario étaient considérés comme à l’abri des droits de possession adversative ou « droits des intrus ». Dans les grandes villes comme dans les hameaux, les limites des parcs et des sentiers sont rarement surveillées et les empiétements par des propriétaires privés sont courants. En effet, un propriétaire peut prolonger sa cour arrière ou sa pelouse, ou construire un abri ou un entrepôt, ce qui cause un empiétement mineur. Les municipalités intervenaient déjà en cas d’empiétement important, mais elles ne redoutaient pas la perte définitive d’espaces verts et étaient convaincues qu’elles conservaient la pleine maîtrise des conditions d’autorisation des empiétements.

La situation a changé cette année. En effet, dans l’affaire Kosicki c. Toronto (Cité), la Cour suprême du Canada a mis fin aux protections prévues par la common law et confirmé que les espaces verts peuvent faire l’objet de revendications de possession adversative. Dans cet article, nous expliquons les répercussions de cette décision, pourquoi cette décision est importante et comment les municipalités pourraient être amenées à revoir leurs pratiques de surveillance et de gestion des empiétements à l’avenir.

Définition de la possession adversative et modalités d’application en Ontario 

La possession adversative constitue en pratique un délai de prescription accordé à un propriétaire dépossédé d’un bien-fonds à l’intérieur du système d’enregistrement pour rétablir sa possession ou intenter une poursuite à cet effet. En Ontario, ce délai est de 10 ans à compter de la date de la « dépossession ». La doctrine traditionnelle provient de la jurisprudence, mais a été petit à petit codifiée dans la Loi sur la prescription des actions relatives aux biens immeubles (la « Loi ») au début du XXe siècle. Dans le cadre de la conversion de la plupart des biens-fonds de l’Ontario sous le régime d’enregistrement des droits immobiliers d’ici 2010, la Loi sur l’enregistrement des droits immobiliers empêche la formation de tout nouveau droit de possession après cette conversion, tout en protégeant toute revendication de possession adversative déjà acquise.

Les décisions relatives à la possession adversative sont fondées sur un test de common law dont les éléments ont été bien établis, qui exige que le demandeur remplisse trois critères sur une période de 10 ans :

  • La possession réelle doit être publique, notoire, paisible, adversative, exclusive, réelle et continue compte tenu de la nature du bien-fonds en litige;

Ceci signifie de traiter le bien comme un propriétaire, sans le consentement du véritable propriétaire. La présence d’une clôture constitue un indicateur fort, sans toutefois être strictement exigée.

  • L’intention d’exclure le véritable propriétaire de la possession;

Cette inférence se produit lorsque le demandeur et le propriétaire croient à tort que le bien-fonds appartient au demandeur, ou lorsque ce dernier commet une erreur et adopte en toute bonne foi le comportement d’un propriétaire.

  • L’exclusion effective du véritable propriétaire

Dès lors que la possession et l’intention sont démontrées, une telle inférence peut être faite, obligeant généralement le propriétaire à agir pour empêcher l’expiration du délai de prescription.


La question centrale soulevée dans l’appel Kosicki portait sur la possibilité et les conditions d’application de la possession adversative à un parc municipal réservé à l’usage ou au bénéfice du public. 

Quels sont les faits qui ont conduit à la décision Kosicki?

Dans cette cause, les faits étaient simples. Les propriétaires ont fait l’acquisition d’une propriété résidentielle à Toronto en 2017. En 2021, ils ont constaté qu’une partie importante de leur cour arrière appartenait à la ville de Toronto (la « Cité »). Le « bien-fonds en litige » donnait sur une ruelle appartenant à la Ville et jouxtait un parc municipal. L’étendue de terrain, qui se compose du bien-fonds en litige, avait été expropriée par l’Office de protection de la nature de Toronto et de la région en 1958 et cédée à la Ville en 1971. À un certain moment, entre 1928 et 1971, les anciens propriétaires avaient érigé une clôture empêchant l’accès public pendant plusieurs décennies. Le personnel municipal avait négligé le titre de propriété de la Ville sur le bien-fonds en litige, jusqu’à ce que les propriétaires s’enquièrent auprès de la Ville de la possibilité de faire l’acquisition de ce bien-fonds (sur lequel ils payaient déjà l’impôt foncier). La Ville a refusé sur la base de ses politiques de préservation de ses espaces verts.

Dans le litige qui s’en est suivi, le juge saisi de la demande et la Cour d’appel ont estimé que la possession adversative d’un parc public constituerait un dangereux précédent (ce qui a été repris dans les motifs dissidents rendus par la Cour suprême). L’un des motifs invoqués était qu’il serait injuste d’exiger des municipalités qu’elles surveillent les limites de leurs biens-fonds aussi attentivement qu’un propriétaire privé, car cela imposerait au personnel des municipalités et aux contribuables de l’Ontario la tâche d’exercer la surveillance de centaines ou de milliers d’acres d’espaces verts. La Cour d’appel s’est également fondée sur des décisions antérieures pour affirmer qu’un « test du bénéfice public » faisait obstacle. En effet, les revendications de possession adversative ne seraient pas accueillies lorsque le bien-fonds a été acheté pour l’usage ou le bénéfice du public, à moins que la municipalité n’ait pris des mesures pour renoncer à ses droits (le « test du bénéfice public »). Cette analyse ou intuition avait été reprise dans plusieurs décisions rendues en Ontario remontant à plusieurs décennies, notamment dans l’affaire Teis c. Ancaster, qui a fait état de l’adoption de la version moderne du test en matière de possession adversative.

Comment la Cour suprême du Canada a-t-elle abordé le critère d’intérêt public?

Lors de la procédure d’appel devant la Cour suprême, la Ville a reconnu que les propriétaires avaient répondu aux trois éléments du test en matière de possession adversative, mais son argument principal reposait sur le fait que le test du bénéfice public empêchait la possession adversative du parc municipal.

Les juges majoritaires ont rejeté cet argument et donné raison aux propriétaires pour deux regroupements de motifs connexes. Leurs conclusions étaient les suivantes :

  • Les exceptions limitées de la Loi ne comprennent pas les parcs municipaux D’une part, la Loi s’appuie sur le concept de « dépossession » sans toutefois le définir, de sorte que la common law a un rôle à jouer dans la construction d’un cadre analytique complexe et multipartite de la possession adversative afin de clarifier ce terme. (À cet égard, la Ville avait certainement raison de dire que la common law va au-delà des dispositions législatives). En revanche, lorsque la Loi cite les catégories spécifiques de biens-fonds exemptés de la possession adversative, entre autres les emplacements affectés à une route ou les terres en friche de la Couronne, cela n’encourage pas un élargissement par la common law, mais traduit des choix législatifs visant à modifier et à retenir certains éléments de la jurisprudence existante.
  • L’intention du législateur était de préserver tout titre possessoire acquis Les décisions antérieures fondées sur le test du bénéfice public ont montré que la possession adversative vise notamment à favoriser l’utilisation productive des biens-fonds par des intrus actifs plutôt que par des propriétaires négligents, ce qui ne s’applique pas au cas des biens-fonds affectés à un usage du public. En réponse à cet argument, les juges majoritaires de la Cour suprême ont insisté sur une autre justification, c’est-à-dire que la possession adversative a pour objectif la protection des attentes fondées des utilisateurs du bien-fonds. En s’appuyant en partie sur ce raisonnement, la Loi sur l’enregistrement des droits immobiliers confirme expressément l’intention de préserver toutes les revendications de titre possessoire déjà acquises.

Répercussions pour les municipalités et les propriétaires voisins des parcs

L’arrêt Kosicki apporte un éclairage important sur le droit de la possession adversative et, plus largement, sur les pouvoirs des municipalités. Les répercussions sur les terrains municipaux et les pratiques municipales peuvent encore être débattues, mais la décision justifie assurément de revoir la manière dont les municipalités gèrent les empiétements sur les biens-fonds publics, ce qui comprend les points suivants :

Quelles sont les répercussions pour les municipalités et les riverains des parcs?

D’une part, la décision rappelle une fois de plus que si les municipalités jouissent de pouvoirs étendus en vertu de la Loi de 2001 sur les municipalités, la plupart des autres lois ne leur accordent pas de privilèges particuliers. Par conséquent, la gestion de nombreux biens publics historiques peut représenter un défi. En 2023, dans l’affaire Lake c. Cambridge, la Cour supérieure a confirmé que les acheteurs du bien-fonds n’étaient pas touchés par l’invalidation légale antérieure de leur lot par la ville en vertu du règlement municipal pris en application de la Loi sur l’aménagement du territoire, car la municipalité n’avait pas vérifié les registres fonciers pour confirmer que le bureau d’enregistrement foncier avait conservé un avis vieux de plusieurs décennies sur le titre. De la même manière, l’arrêt Kosicki pourrait obliger les municipalités à redoubler de prudence ou à adopter de nouvelles façons de faire lorsqu’elles surveillent ou autorisent des usages ou des structures empiétant sur un bien-fonds. Les municipalités ont longtemps compté sur leur pouvoir d’exiger des conditions strictes pour le maintien de tout empiétement, mais certaines seront peut-être tenues de revoir leurs règlements là où certains empiétements sont étayés par des preuves de possession établies de longue date. 

Les empiétements de longue date pourraient faire l’objet d’une analyse plus approfondie

Seuls l’avenir et l’issue des futurs litiges permettront de mesurer l’ampleur réelle des menaces pesant sur les limites des parcs. L’affaire Kosicki disposait de la preuve de possession la plus manifeste et la plus probante, c’est-à-dire une clôture vieille de plusieurs dizaines d’années. Par ailleurs, un abri de jardin empiétant sur le bien-fonds serait un indicateur de possession totale à l’intérieur de ses murs. Par comparaison, de nombreux empiétements sur les limites des parcs peuvent prendre la forme d’activités, comme jardiner, tondre la pelouse, entreposer des objets ou s’asseoir sur une chaise longue. À mesure que le temps passe, bon nombre de ces actions deviennent plus difficiles à relier à une utilisation antérieure à la conversion au début des années 2000 ou avant.

Chaque revendication sera fondée sur des preuves spécifiques

En dernier lieu, même avec les preuves à disposition, chaque nouvelle revendication reposera sur les faits qui lui sont propres. Selon la jurisprudence existante sur la possession adversative, le test relatif à l’exclusion réelle peut être exigeant et il est adapté en fonction de la nature du bien-fonds en cause, ce qui comprend : a) les usages naturels et pertinents du bien-fonds, et b) les mesures raisonnables que ce type de propriétaire devrait adopter pour préserver ses intérêts. Dans certaines situations, les municipalités continueront à défendre avec un certain succès l’argument selon lequel l’usage raisonnable d’un espace vert (p. ex., d’un terrain à bâtir ou d’un chalet) n’exige pas la surveillance constante de chaque centimètre de la limite. Dans bien des cas, un usage occasionnel et de faible ampleur ne suffit pas à démontrer une véritable exclusion de la part de la municipalité, notamment lorsque le plan municipal prévoit de conserver une zone naturalisée ou une bande tampon à côté d’autres usages du parc.

Conclusion

L’éclairage apporté par la Cour suprême dans l’affaire Kosicki c. Toronto soulève des questions pratiques importantes pour les municipalités, les propriétaires fonciers de bien-fonds adjacents à un parc et les promoteurs immobiliers. Pour une gestion efficace de toute nouvelle revendication, il sera essentiel de miser sur une surveillance proactive, des politiques d’empiétement révisées et des conseils juridiques obtenus dès les premières étapes.

Pour obtenir des conseils sur la gestion des terrains municipaux, les empiétements ou les revendications en matière de possession adversative, communiquez avec notre équipe Droit municipal et aménagement du territoire.