Le terme « raisonnable » fait partie de la terminologie de la fiscalité canadienne depuis plus d’un siècle. L’alinéa 3(1)(a) de la Loi de l’Impôt de Guerre sur le Revenu, 1917 stipule qu’il est possible de demander « telle déduction raisonnable qui peut être allouée par le Ministre pour dépréciation ou pour toute dépense d’une nature affectant le capital pour réfections ou pour le développement d’une affaire… » Fait intéressant, le paragraphe 3(4) de la Loi de l’Impôt de Guerre sur le Revenu, 1917 prévoyait que, aux fins de l’impôt supplémentaire sur le revenu uniquement[1], le revenu d’un contribuable comprenait les gains et bénéfices indivis ou non distribués d’une entité dans laquelle le contribuable détenait une participation dans la mesure où ces gains et bénéfices n’excédaient pas « le montant qui est raisonnablement nécessaire pour les besoins de l’entreprise ».

Une recherche dans la version de mars 2023 de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) révèle que le terme « raisonnable » et ses dérivés y figurent 1 253 fois. Le Règlement de l’impôt sur le revenu en compte 496 et les Règles concernant l’application de l’impôt sur le revenu, 19. L’importance cruciale du caractère raisonnable a toujours été démontrée par la restriction prévue à l’article 67 de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) (les autres références à une loi renvoient à la Loi de l’impôt sur le revenu [Canada]), qui stipule que, dans le calcul du revenu, aucune déduction ne peut être faite « sauf dans la mesure où cette dépense était raisonnable dans les circonstances ». Cette importance est également illustrée à l’alinéa 20(1)(c), portant sur la déduction des intérêts, qui permet de déduire la moins élevée d’une somme payée et « d’une somme raisonnable à cet égard », et au paragraphe 247(2), relatif au redressement, qui indique, en parlant d’une opération conclue avec une personne non résidente avec laquelle le contribuable a un lien de dépendance, qu’il est « raisonnable » de considérer qu’elle n’a pas été principalement conclue pour des objets véritables, si ce n’est l’obtention d’un avantage fiscal.

Le caractère raisonnable dépend de celui qui regarde. Comme le terme « raisonnable » n’est défini dans aucune de nos lois fiscales, nous devons examiner la question d’un point de vue judiciaire lorsque nous tentons d’obtenir une certitude quant au traitement appliqué pour un contribuable canadien. La principale question est de savoir si le caractère raisonnable est déterminé selon une norme objective ou subjective. Les réponses fournies sont… raisonnablement cohérentes. Dans une interprétation importante de la version précédente de l’article 67, dans l’affaire Gabco Ltd. v. Minister of National Revenue, 1968 CanLII 1268, la Cour de l’Échiquier du Canada a déclaré ce qui suit :

Il s’agit non pas pour le ministre ou pour la Cour de substituer son jugement à ce qui constitue une somme raisonnable à payer, mais il s’agit plutôt pour le ministre ou la Cour d’arriver à la conclusion qu’aucun homme d’affaires raisonnable ne se serait engagé à verser une telle somme en n’ayant à l’esprit que les considérations commerciales de l’appelante.

Par la suite, dans l’affaire Mohammad c. Canada (C.A.), 1997 CanLII 6356 (CAF), la Cour d’appel fédérale a indiqué ce qui suit au paragraphe 28 de sa décision :

Quand on évalue le caractère raisonnable d’une dépense, on mesure ce caractère raisonnable en termes de grandeur ou de quantum. Bien qu’une telle décision puisse faire intervenir un élément d’appréciation subjective de la part du juge des faits, il faut toujours rechercher un élément objectif.

Une autre recherche menée dans les annales judiciaires dans le but de comprendre la norme à appliquer au caractère raisonnable nous amène à une décision rendue également par la Cour d’appel fédérale qui, dans l’affaire Petro-Canada c. Sa Majesté la Reine, 2004 CAF 158, précise ce qui suit au paragraphe 64 :

Comme la valeur, le caractère raisonnable est une question de fait. En l’espèce, c’est un fait sur lequel le juge n’a tiré aucune conclusion. Sans doute est-il vrai, comme on l’a vu dans l’affaire Mohammad, que le fait de payer la juste valeur marchande de quelque chose est à première vue raisonnable, mais il m’est impossible de me ranger à l’avis de la Couronne pour qui il en découle que le fait de payer davantage que la juste valeur marchande est nécessairement déraisonnable. Il peut y avoir des cas où la décision de payer quelque chose davantage que sa juste valeur marchande est une décision raisonnable.

La Cour d’appel fédérale a eu l’occasion de se pencher sur le critère du caractère raisonnable dans le contexte d’une contestation de la répartition des prix au sens de l’article 68. Dans l’affaire Transalta Corporation c. Sa Majesté la Reine, 2012 CAF 20, la Cour a statué que :

La notion de raisonnabilité à l’article 68 de la Loi est semblable à celle utilisée aux fins de l’article 67 de la Loi. Par conséquent, pour les fins de l’article 68 de la Loi, je suis d’avis qu’un montant peut être raisonnablement considéré comme la contrepartie de la disposition d’un bien si un homme ou une femme d’affaires raisonnable, ayant à l’esprit des considérations commerciales, aurait attribué ce montant à ce bien. Dans ce contexte, les pratiques réglementaires et industrielles longuement établies, ainsi que les normes et pratiques en matière de vérification et d’évaluation, sont pertinentes.

Ensemble, ces quatre passages portent à croire que l’évaluation du caractère raisonnable repose sur une norme subjective, ainsi que sur des critères objectifs, s’il y en a. La recherche semble viser un seul homme ou une seule femme d’affaires raisonnable qui aurait pris la décision en question, non la mythique personne raisonnable de la common law qui prendrait la même décision. Il convient également de noter que pour qu’un contribuable obtienne gain de cause, il suffit de démontrer que cette personne raisonnable existe selon la prépondérance des probabilités.

Quelles leçons peut-on tirer des interprétations judiciaires des quelque 1 800 occurrences du terme « raisonnable » et de ses dérivés dans nos lois fiscales? Premièrement, le nombre de décisions proposant une interprétation de ce qui est ou non raisonnable laisse entendre qu’il n’existe encore aucune certitude pour les contribuables. Deuxièmement, le caractère raisonnable est une question de fait, ce qui rend cruciales les conclusions de la Cour canadienne de l’impôt. Troisièmement, les preuves objectives des normes et des pratiques, le cas échéant, jouent un rôle important dans l’évaluation. Quatrièmement, le fait de payer un montant supérieur ou inférieur à la juste valeur marchande ne participe pas nécessairement de la notion de déraisonnable, en particulier en présence de considérations secondaires. Cinquièmement – et surtout –, ni le ministre ni les tribunaux ne peuvent substituer leur jugement à celui du contribuable; ils doivent plutôt chercher à savoir si n’importe quel contribuable raisonnable prendrait la même décision dans les mêmes circonstances.

Dans une importante décision en droit administratif, Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a formulé les commentaires suivants concernant le caractère raisonnable :

Bien que la raisonnabilité figure parmi les notions juridiques les plus usitées, elle est l’une des plus complexes. La question de ce qui est raisonnable, de la raisonnabilité ou de la rationalité nous interpelle dans tous les domaines du droit. Mais qu’est?ce qu’une décision raisonnable? …

La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions possibles raisonnables. … La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. … Le caractère raisonnable tient principalement à […] ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

Se penchant sur la confusion que sème le caractère raisonnable dans le contexte du droit administratif, la Cour suprême du Canada a fait les observations suivantes dans la décision rendue dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 :

… le contrôle selon la norme de la décision raisonnable a pour point de départ la retenue judiciaire et le respect du rôle distinct des décideurs administratifs. De plus, … le contrôle selon la norme de la décision raisonnable tient compte de toutes les circonstances pertinentes…

… le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles?mêmes la question en litige.

… une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision.

Bien que le contexte soit différent, de nombreux principes exprimés dans ces déclarations de la Cour suprême du Canada peuvent être appliqués à l’interprétation du caractère raisonnable aux fins de l’impôt. Certaines questions qui se posent aux contribuables concernant, par exemple, le montant de la rémunération à accorder à un membre de la famille employé dans une entreprise, l’acceptation de la répartition des prix proposée par une contrepartie pour conclure une transaction ou la pertinence de payer une somme supplémentaire pour acquérir une parcelle de terrain importante en vue d’une utilisation immédiate, n’appellent pas une seule solution précise. Elles peuvent plutôt conduire à un certain nombre de conclusions raisonnables. Dans un contexte commercial aussi complexe, il semble raisonnable de s’en remettre aux décisions rationnelles de contribuables qui ont pris en compte toutes les circonstances pertinentes.

Si vous avez des questions ou des préoccupations, n’hésitez pas à communiquer avec un membre du groupe Fiscalité des entreprises de Miller Thomson.


[1] Applicable à un revenu de plus de 6 000 $.