Certains actionnaires pourraient penser que tout manquement aux obligations de transparence d’une société peut être contesté à tout moment. En fait, la récente décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Lagana c. 2324965 indique que ce n’est pas le cas. En effet, la Cour a confirmé que les délais de prescription s’appliquent aux demandes de conformité des actionnaires en vertu de la Loi sur les sociétés par actions de l’Ontario (LSAO). Dans cette cause, la demande portait sur la présentation d’états financiers vérifiés. 

Pour les propriétaires d’entreprises et les actionnaires minoritaires, cette décision met en lumière un principe essentiel selon lequel les trois recours prévus par la LSAO (à savoir les recours en cas d’abus, par action oblique ou par ordonnance) ne peuvent être intentés qu’à l’intérieur d’un délai précis. Si la demande n’est pas déposée dans les temps, le droit d’obtenir des états financiers vérifiés peut s’éteindre.

Exposé des faits

Une société de promotion immobilière, 2324965 Ontario Inc. (la « Société 232 »), a été constituée par deux personnes, David Power et Carmelo Lagana Sr. À la mort de ce dernier, David Power est devenu l’unique administrateur, et la partie défenderesse, Carmelo Lagana, a acquis les actions de son défunt père. Pendant sept ans, entre 2013 et 2020, la société a acheté et revendu plusieurs propriétés à des fins de promotion immobilière.

La société était considérée comme une société ne faisant pas appel au public, c’est-à-dire une société privée dont les actions ne sont pas accessibles au public.

Exigences en vertu de la LSAO

Les sociétés sont tenues de respecter des obligations précises, notamment :

  • La nomination chaque année d’un vérificateur (article 149(1));
  • La possibilité pour les actionnaires d’une société qui n’est pas une société faisant appel au public d’être dispensée de se conformer aux exigences concernant la nomination d’un vérificateur (article 148);
  • L’obligation de fournir aux actionnaires des états financiers annuels vérifiés, sauf en cas de dispense (article 154(1));
  • L’obligation pour le vérificateur de procéder à l’examen des états financiers et de produire son rapport de la manière prescrite et conformément aux normes de vérification généralement reconnues (NVGR) (paragraphe 153(1)).

Requête de Lagana

Depuis que la Société 232 a été constituée, les actionnaires n’ont adopté aucune résolution concernant la dispense de se conformer aux exigences de nomination d’un vérificateur et de produire des états financiers vérifiés.  Aucun vérificateur n’a jamais été nommé et aucun état financier vérifié n’a jamais été produit.

En 2021, la Société 232 a cessé ses activités et Lagana a présenté une demande afin d’exercer son droit de consulter les rapports financiers de la société.  Power a fourni certains états financiers non vérifiés, mais a refusé de fournir ceux qui avaient été vérifiés. 

Lagana a alors saisi le tribunal d’une requête en application de l’article 253(1) de la LSAO pour non-respect des obligations réglementaires de la Société 232, demandant la nomination d’un vérificateur et la production des états financiers vérifiés depuis 2013.

Décisions

Le juge saisi de la requête a accueilli la demande de Lagana dans son intégralité, ordonnant la production des états financiers vérifiés depuis 2013, et a rejeté l’argument du délai de prescription qui prévoyait qu’en vertu de la Loi de 2002 sur la prescription des actions, une partie ne dispose que de deux ans pour introduire une instance relative à une « réclamation » à compter du jour où sont découverts les faits qui ont donné naissance à la réclamation.

La Cour divisionnaire a accueilli l’appel, estimant que le juge saisi de la requête avait commis une erreur en concluant que la Loi de 2002 sur la prescription des actions ne s’appliquait pas. L’ordonnance a été modifiée afin de limiter la production d’états financiers vérifiés à la période de prescription de deux ans, restreignant ainsi l’exécution à la période de 2019 à 2021.

Quelle a été la décision de la Cour d’appel?

S’exprimant au nom d’un panel unanime, le juge Miller a rejeté l’appel de Lagana et confirmé la décision de la Cour divisionnaire selon laquelle la Loi de 2002 sur la prescription des actions s’applique aux demandes de conformité en vertu de l’article 253(1) de la LSAO.

La Cour a rejeté l’argument de Lagana selon lequel les obligations prévues par la LSAO sont des « obligations réglementaires » qui n’ont aucun lien avec les droits dont disposent les actionnaires individuellement. Selon cette théorie, les dispositions relatives à la conformité ne font que faire respecter les obligations réglementaires imposées à une société et, contrairement aux recours pour abus qui offrent une réparation individuelle, les ordonnances (qui ne créent pas de droits pouvant être qualifiés de « réclamation » en vertu de la loi) ne font que corriger les inobservations de la loi et n’expirent pas.

La Cour a expliqué que les droits en vertu de la loi sont constitués de trois éléments :

1. Le titulaire des droits (l’actionnaire)

2. La personne ou l’entité assujettie à une obligation (la société / les administrateurs) 

3. La tâche à accomplir (fournir des états financiers vérifiés)

La Cour a estimé que ce que Lagana présentait comme un « droit réglementaire limité à deux périodes », qui impliquait uniquement un sujet d’obligations (la société) et un acte (produire des états financiers), était en fait un « droit réglementaire limité à trois périodes » conférant aux actionnaires le droit d’obtenir de la société des états financiers vérifiés.

Par ailleurs, les obligations juridiques demeurent en vigueur même en l’absence de recours pour l’exécution d’une obligation. L’inobservation d’un droit d’un actionnaire et la disponibilité d’un recours ou d’un ensemble de recours sont deux choses distinctes.

Par conséquent, la nature du « droit réglementaire limité à trois périodes » est la même, que le recours demandé soit un recours pour abus ou une ordonnance; il est donc raisonnable que le même délai de prescription s’applique aux deux.

Toutefois, lorsque les obligations de conformité prévues par la loi poursuivent un objectif d’intérêt public sans ouvrir la voie à une réclamation individuelle de recours judiciaires, la Loi de 2002 sur la prescription des actions pourrait ne pas s’appliquer, car il ne s’agit pas d’une « réclamation ».

De quelle manière cette décision permet-elle de redéfinir les obligations des sociétés et les recours des actionnaires?

Cette décision rappelle que les obligations des sociétés en vertu de la LSAO peuvent donner naissance à des droits privés pour les actionnaires, notamment en matière d’accès à des informations et de transparence, comme le droit d’inspecter les livres ou les exigences relatives à la tenue des assemblées d’actionnaires. Néanmoins, la Cour insiste sur la nécessité d’une interprétation au cas par cas de l’obligation de conformité pour déterminer si le délai de prescription de deux ans s’applique.

Cette décision apporte également un éclairage utile sur la distinction entre les dispositions de conformité donnant ouverture à des « réclamations » privées (qui engendrent des droits individuels) et celles visant des actions coercitives publiques.

De plus, cette décision réaffirme que divers recours prévus par la LSAO (abus, actions obliques et ordonnances) peuvent s’appliquer à une même inobservation des droits, tout en maintenant des délais de prescription uniformes applicables à chacun.

Prochaines étapes pour les actionnaires minoritaires et les administrateurs

Effets tangibles importants de cette décision :

  • Pour les actionnaires minoritaires. Les requêtes visant à faire respecter les droits à la transparence sont assujetties à des délais. Même la non-conformité persistante d’une société reste encadrée par un délai de prescription. Il est important d’agir dans un délai de deux ans après avoir constaté l’inobservation, faute de quoi vous risquez de ne plus pouvoir faire valoir vos droits pour toute inobservation antérieure.
  • Pour les sociétés et les administrateurs. Le non-respect des obligations de conformité n’exclut pas des contestations ultérieures. Chaque année d’inobservation des obligations réglementaires déclenche un nouveau délai de prescription. Il est donc essentiel de faire preuve de la plus grande diligence en matière de gouvernance.

Pour obtenir des conseils sur les droits des actionnaires et la conformité des sociétés en vertu de la LSAO, communiquez avec un membre de l’équipe Litige commercial.