Introduction
La Haute Cour de justice de l’Angleterre et du Pays de Galles a récemment apporté des précisions quant « à la véritable interprétation et à l’application » de l’alinéa IV 5a) des Règles de La Haye-Visby. Plus particulièrement, elle a statué que l’alinéa IV 5a) s’applique aux réclamations pour perte financière, et qu’il ne se limite pas aux dommages matériels occasionnés à la cargaison.
Contexte
Trafigura Pte Ltd. (la « demanderesse ») était propriétaire d’un lot en vrac de calcinat de zinc (la « cargaison ») qu’elle a fait transporter à bord du THORCO LINEAGE (le « navire ») au départ de Baltimore, aux États-Unis, à destination de Hobart, en Australie, aux termes d’un connaissement établi le 31 mai 2018. La cargaison pesait environ 10 287,07 tmh. Le 21 juin 2018, le navire a subi d’importants dommages en raison d’une panne de moteur, puis il s’est échoué en Polynésie française.
Il a ensuite été remorqué de port en port pour y subir des réparations et la cargaison a donc été déchargée du navire à plusieurs reprises. Le 25 juin 2018, le capitaine, au nom de l’armateur, a conclu une convention de sauvetage sur la formule type de Lloyd’s (la « convention ») avec Smit Singapore Pte et The Nippon Salvage Company Limited (collectivement, les « sauveteurs »), dans laquelle était fixé le montant de la rémunération devant être versée à ces derniers en contrepartie du sauvetage des biens en mer. La convention comportait une clause octroyant aux sauveteurs un privilège maritime sur les biens sauvés qui demeurait opposable jusqu’à ce que la demanderesse leur consente une sûreté. La demanderesse leur a consenti une sûreté maritime d’un montant de 7 355 000 $ US le 6 novembre 2018 afin de reprendre possession de la cargaison. La cargaison a fini par arriver en Australie le 26 décembre 2018, une grande partie (9 523 tmh) étant encore en bon état.
La demanderesse a réclamé une indemnisation d’environ 8,5 millions de dollars US à TKK Shipping Pte Ltd. (la « défenderesse ») au motif qu’elle avait engagé des frais considérables pour la réparation du navire, l’entreposage de celui-ci et l’octroi de la sûreté maritime aux sauveteurs. Le montant exact des dommages se résume comme suit :
- 7 355 000 $ US : obligation de paiement envers les sauveteurs;
- 278 658,31 $ US : dommages matériels et/ou dommages à la cargaison;
- 723 831,85 $ US : frais en cours de transport rattachés à la cargaison (dont une partie a subi des dommages matériels);
- 58 934,74 $ US : frais engagés pour organiser la vente des biens sauvés ou l’élimination de la partie de la cargaison ayant subi des dommages matériels.
Questions à examiner
L’alinéa IV 5a) des Règles de la Haye-Visby relatives aux connaissements et aux contrats de transport, se lit comme suit :
À moins que la nature et la valeur des marchandises n’aient été déclarées par le chargeur avant leur embarquement et que cette déclaration n’ait été insérée dans le connaissement, le transporteur comme le navire ne seront en aucun cas responsables des pertes ou dommages des marchandises ou concernant celles-ci pour une somme supérieure à 667,67 unités de compte par colis ou unité, ou 2 unités de compte par kilogramme de poids brut des marchandises perdues ou endommagées, la limite la plus élevée étant applicable [nous soulignons].
La question en litige :
- L’expression « marchandises perdues ou endommagées » s’applique-t-elle seulement aux réclamations visant des marchandises perdues ou ayant subi des dommages matériels?
- Cette expression s’applique-t-elle aux réclamations pour perte financière?
- Si cette expression englobe les réclamations pour perte financière, ce préjudice est-il :
-
- limité au poids de toute la cargaison?
- limité au poids de la partie de la cargaison ayant subi des dommages matériels?
- illimité?
-
Décision du tribunal
La demanderesse a soutenu que la cargaison avait été « endommagée », au sens de l’alinéa IV 5a), en raison d’une perte de valeur marchande et de divers coûts qu’elle avait dû engager à la suite de dommages par le navire. Elle a plaidé que l’alinéa IV 5a) devait être lu comme un tout et que les circonstances connexes devaient être prises en compte, ce qui, en l’espèce, signifiait que la responsabilité « des pertes ou dommages des marchandises ou concernant celles-ci » ne pouvait être écartée. De plus, elle a affirmé que c’est le poids total de la cargaison qui devait servir à calculer la limite de responsabilité de la défenderesse, étant donné que les frais avaient été engagés pour l’intégralité de la cargaison.
La défenderesse a fait valoir que l’alinéa IV 5a) limite les réclamations pour perte financière au poids de la cargaison ayant subi des dommages matériels, et non au poids de l’intégralité de la cargaison, puisque cet alinéa vise seulement les dommages associés aux atteintes à l’intégrité physique de la cargaison. Elle a soutenu que de ce fait, sa responsabilité se limitait à quelque 800 000 $ US, étant donné qu’une petite partie de la cargaison seulement avait subi des dommages matériels.
Analysant le sens ordinaire de l’expression en question, sir Nigel Teare, de la Haute Cour de justice, a statué que l’alinéa IV 5a) s’applique aussi aux réclamations pour perte financière, car l’expression « perdues ou endommagées » inclut la responsabilité civile à l’égard d’un tiers, les exigences de transbordement, les frais engagés et la perte de valeur marchande. De plus, la limite de responsabilité d’un transporteur doit être calculée en se fondant sur le poids de la cargaison ayant subi des dommages matériels ou une perte financière. Dans la réclamation en cause, ce principe s’appliquait au poids total de la cargaison, puisque toute la cargaison a subi une perte de valeur. Sir Teare affirme notamment :
[Traduction] […] comme le démontrent de nombreux jugements rendus par ce tribunal depuis 1895, de temps à autre, des pertes surviennent en mer et mettent en péril le navire et la cargaison; il est alors possible de livrer les marchandises à bon port et en bonne condition, mais pour ce faire, le marchand devra engager des frais supplémentaires et imprévus. Le capitaine peut avoir conclu une convention pour retenir les services de sauveteurs. Si les sauveteurs réussissent leur mission, les propriétaires du navire et ceux de la cargaison seront tenus de payer les services de sauvetage, chacun assumant le pourcentage correspondant à la valeur de ses biens sauvés. Lorsque le lieu sûr où les sauveteurs transportent le navire et la cargaison n’est pas le port de déchargement, les propriétaires de la cargaison peuvent être tenus d’assumer les frais d’acheminement de la cargaison jusqu’au port de destination. Cette affaire est un exemple de ces deux types de frais, c’est-à-dire les frais de sauvetage payables aux termes de la convention et les frais d’acheminement des marchandises entre le lieu sûr et le port de déchargement. En pareil cas, même si les marchandises sont en bon état, elles auront perdu de la valeur pour le marchand une fois rendues au port de déchargement en raison des frais supplémentaires qu’il aura engagés. Dans ces circonstances, on peut affirmer à juste titre – et je ne doute pas que le marchand en dirait tout autant – que les marchandises ont subi une perte financière causée par le sinistre maritime. La cargaison est autant victime du sinistre qu’elle est victime des dommages matériels […]. Je pense donc que lorsqu’on examine le contexte du transport maritime des marchandises, il existe un argument bien étayé voulant que le sens ordinaire de l’expression « marchandises perdues ou endommagées » à l’alinéa IV 5a) des Règles de La Haye-Visby puisse inclure les marchandises ayant subi une perte financière. Affirmer le contraire reviendrait à ignorer les risques inhérents à ce type de transport et les conséquences habituelles de ces risques.
À retenir
Ce jugement élargit le champ d’application de l’alinéa IV 5a) des Règles de La Haye-Visby, mais il apporte également un éclairage plus que nécessaire sur la question en confirmant que les réclamations pour perte financière sont admissibles. Ces réclamations seront cependant limitées au poids de la cargaison ayant subi des dommages, et dans le cas d’une perte financière, il est possible que ce soit le poids de toute la cargaison qui soit pris en compte pour le calcul de la limitation de responsabilité, et non pas seulement la partie ayant subi des dommages matériels.
Pour toute question concernant la responsabilité en matière maritime au Canada, n’hésitez pas à communiquer avec un membre du groupe Transports et logistique de Miller Thomson.