Pour la première fois en Alberta, un tribunal a octroyé une somme supérieure au préavis raisonnable de 24 mois dans une affaire de congédiement injustifié. Dans l’affaire Lischuk v K-Jay Electric Ltd. (« Lischuk »), la Cour du Banc du Roi de l’Alberta a condamné un employeur (la « compagnie ») à verser une indemnité de départ de 26 mois à un employé comptant 34 années de service et détenteur d’une importante participation minoritaire (le « demandeur »).
Cette décision représente un changement notable par rapport au plafond de 24 mois établi depuis longtemps de façon non officielle dans la province. Outre le dépassement du délai de préavis raisonnable maximal, la Cour s’est penchée sur d’importants points du droit de l’emploi, notamment le droit à une indemnité de vacances, la durée appropriée du délai de préavis raisonnable, la limitation des dommages, le droit aux primes pendant le délai de préavis et la question de savoir si le demandeur pouvait récupérer l’accroissement de la valeur des actions enregistrée pendant le délai de préavis raisonnable aux termes d’une convention unanime des actionnaires (« CUA »).
La Cour a finalement octroyé au demandeur une somme de plus de 1,52 million de dollars en dommages-intérêts.
Contexte de l’affaire : comment un congédiement injustifié en Alberta a abouti à une indemnité de départ record
Le demandeur a consacré presque toute sa vie professionnelle à la compagnie, un entrepreneur-électricien d’Edmonton des secteurs résidentiel et commercial. En 1978, à l’âge de 23 ans, il a commencé à travailler comme manœuvre, avant de gravir les échelons puis d’obtenir ses certificats de compagnon et de maître-électricien. En 2008, il a été promu au rang de directeur général; il était alors chargé de superviser les activités quotidiennes tandis que le fondateur de la compagnie conservait le contrôle des finances et de l’orientation stratégique de la compagnie.
En 2002, par l’intermédiaire d’une société de portefeuille, le demandeur est devenu le premier employé-actionnaire de la compagnie, dont il a fini par acquérir une participation de 20,1 %. Au fil des ans, d’autres employés ont aussi acquis des actions de la compagnie, mais celle-ci est demeurée la propriété d’un groupe restreint d’actionnaires et la famille du fondateur a conservé des participations importantes.
En novembre 2013, alors que le demandeur était âgé de 58 ans, la compagnie a mis fin à son emploi sans motif valable. La cessation d’emploi a donné lieu à un rachat d’actions obligatoire aux termes de la CUA; les actions du demandeur ont donc été revendues à la compagnie. Plusieurs points se sont avérés litigieux, notamment les suivants :
- L’indemnité de vacances non versée;
- La durée du délai de préavis raisonnable;
- Le défaut de limiter les dommages; et
- Le droit aux primes pendant le délai de préavis.
Une première en Alberta : un délai de préavis raisonnable de plus de 24 mois
Les tribunaux de l’Alberta fixent généralement à 24 mois le « plafond approximatif » du délai de préavis raisonnable. Bien que certains tribunaux de l’Ontario aient octroyé des indemnités de plus de 24 mois dans des « circonstances exceptionnelles », aucune décision équivalente n’avait encore été rendue en Alberta.
Dans son analyse du délai de préavis raisonnable, la Cour a pris en compte les principes établis dans l’affaire Bardal v. Globe & Mail Ltd. (« Bardal »), qui comprennent la nature de l’emploi, les états de service, l’âge de l’employé et la disponibilité d’emplois comparables sur le marché compte tenu de son expérience, de sa formation et de ses compétences.[1]. Par ailleurs, la Cour a pris en considération des affaires anciennes et récentes liées aux délais de préavis raisonnables, lesquels ont augmenté progressivement, sans toutefois fournir de « maximum particulier »[2].
Même si les tribunaux de l’Alberta s’étaient penchés sur la question de savoir si les circonstances particulières des demandeurs justifiaient l’imposition d’un délai de préavis raisonnable de plus de 24 mois, aucun demandeur n’avait encore répondu à ce critère[3]. La Cour s’est rangée à l’avis de la Cour d’appel de l’Ontario, selon laquelle « il n’y a pas de plafond absolu pour un préavis raisonnable » et a cité des affaires jugées en Ontario et en Colombie-Britannique dans lesquelles des circonstances exceptionnelles ont été établies[4].
La juge Angotti a conclu qu’aucune des affaires dont elle avait été saisie ne faisait état d’un plafond strict de 24 mois et que la présence de circonstances exceptionnelles est généralement établie lorsqu’une personne entre au service d’une entreprise au début de l’âge adulte et est licenciée à l’approche de l’âge de la retraite, après être devenue un employé éminent ou hautement spécialisé.[5] La Cour a statué que les circonstances du demandeur pouvaient être qualifiées d’exceptionnelles à la lumière des facteurs suivants :
- Employé comptant 34 années de service continu auprès d’un même employeur;
- Âgé de 58 ans à la cessation d’emploi, et possédant un savoir-faire difficilement transférable en dehors du secteur de l’électricité;
- Départ à la retraite forcée par suite de la cessation d’emploi, bien qu’il n’ait pas eu l’intention de prendre sa retraite; et
- Titulaire d’un poste de haut niveau en tant qu’employé clé et actionnaire d’une entreprise prospère détenue par un groupe restreint d’actionnaires.
En analysant l’ensemble de ces facteurs sous l’angle de l’affaire Bardal, la Cour a conclu qu’un délai de préavis de 26 mois était justifié, brisant du même coup le plafond non officiel établi jusque-là en Alberta.
Droit à une indemnité de vacances lors d’une cessation d’emploi en Alberta
La Cour a statué que la compagnie devait au demandeur une indemnité de vacances correspondant à six semaines de vacances inutilisées pour l’année 2013, soit 20 320 $. Elle a fait remarquer qu’il n’existait aucune politique de vacances écrite ni aucun registre de suivi adéquat. Le demandeur s’est acquitté de son obligation de prouver qu’il avait accumulé huit semaines de vacances, mais qu’il n’en avait pris que deux.
Le défaut de prouver la disponibilité d’emplois invalide la défense concernant la limitation des dommages
Bien que le demandeur n’ait déployé aucun effort pour trouver un autre emploi, la Cour a conclu que la compagnie n’avait pas réussi à prouver que des emplois convenables étaient disponibles. Il incombe à l’employeur de démontrer qu’aucune mesure n’a été prise pour limiter les dommages, ce qui nécessite de fournir des preuves que des emplois comparables sont disponibles. En l’absence de telles preuves, la défense concernant la limitation des dommages a été rejetée.
La cessation d’emploi ne met pas fin au droit aux primes pendant le délai de préavis
La Cour a appliqué le critère à deux volets retenu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Matthews c. Ocean Nutrition Canada Ltd. pour déterminer si le préavis raisonnable doit inclure les primes. Ce critère portait sur les questions suivantes :
- N’eût été la cessation d’emploi, l’employé aurait-il eu droit à la prime pendant le délai de préavis raisonnable?
- Dans l’affirmative, est-ce que les modalités du contrat de travail ou du régime de primes ont pour effet de supprimer ou de limiter clairement ce droit que confère la common law[6]?
La Cour a conclu que n’eût été sa cessation d’emploi, le demandeur serait demeuré actionnaire et aurait de ce fait eu droit aux primes, lesquelles ont été versées à lui et non à sa société de portefeuille[7]. De plus, la CUA ne limitait pas clairement le droit du demandeur de toucher les primes pendant le délai de préavis raisonnable[8].
Par conséquent, la Cour a accordé au demandeur des dommages-intérêts de 948 626 $ au titre des primes, calculés à l’aide d’une méthode combinant des données prospectives et des données historiques, qui tenait compte à la fois des moyennes historiques et des modifications apportées à la structure des primes de la compagnie après la cessation d’emploi[9]. Par ailleurs, des ajustements ont été faits au chapitre des pratiques financières de la compagnie, notamment en ce qui concerne l’attribution des indemnités de départ et les versements disproportionnés effectués au profit d’autres actionnaires[10].
En Alberta, une affaire de congédiement injustifié aboutit à un montant total de 1,52 million de dollars adjugé par la Cour
La Cour a finalement adjugé au demandeur des dommages-intérêts de 1 522 841,33 $, composés comme suit :
- 20 320 $ en indemnités de vacances;
- 553 895,33 $ au titre du salaire de base, des avantages sociaux et de la prime de Noël pour le délai de préavis de 26 mois; et
- 948 626 $ en dommages-intérêts au titre des primes.
Points essentiels à retenir
1. Rappel : le délai de 24 mois n’est pas ferme
Les tribunaux de l’Alberta ont toujours considéré qu’un délai de 24 mois constituait le « plafond approximatif » du délai de préavis raisonnable dans les affaires de congédiement injustifié. Cependant, l’affaire Lischuk donne à penser que nos tribunaux pourraient emboîter le pas à l’Ontario et reconnaître que des cas exceptionnels justifient l’octroi d’un délai de préavis raisonnable de plus de 24 mois.
Cette affaire nous rappelle que les employeurs ne doivent pas considérer qu’un délai de préavis raisonnable ne peut excéder 24 mois. Les employeurs doivent évaluer chaque cas individuellement en fonction de tous les éléments contextuels que les tribunaux pourraient prendre en considération en appliquant les facteurs retenus dans l’affaire Bardal.
2. L’importance des contrats de travail
L’affaire Lischuk souligne à quel point il est important pour les employeurs de mettre en place des contrats de travail clairs et exécutoires pour limiter les droits des employés à un préavis au moment de leur cessation d’emploi. L’issue de ce litige aurait pu être bien différente si le demandeur avait été assujetti à un contrat de travail.
3. Le fardeau de la limitation incombe aux employeurs
Les employeurs ne peuvent s’appuyer uniquement sur l’inaction des employés : ils doivent prouver l’existence d’emplois comparables pour faire valoir leurs arguments sur la limitation des dommages. Ce n’est que dans ces conditions qu’un employeur peut réussir à invoquer comme défense que l’employé n’a rien fait pour limiter ses pertes.
Conclusion
La décision Lischuk confirme que les employeurs ne peuvent présumer que le délai de préavis raisonnable est limité à 24 mois en Alberta ni s’appuyer uniquement sur l’inaction des employés pour réduire les dommages. Pour limiter leurs dommages, les employeurs doivent faire en sorte :
- que les modalités de cessation d’emploi énoncées dans leurs contrats de travail soient claires et exécutoires;
- que les décisions relatives aux cessations d’emploi soient étayées par des documents détaillés; et
- de rassembler rapidement les preuves de l’existence d’emplois comparables lorsqu’ils évoquent une défense concernant la limitation des dommages.
Ne pas tenir compte de ces points peut avoir pour effet d’accroître considérablement les coûts d’une cessation d’emploi, comme en témoigne le montant de 1,52 million de dollars adjugé par la Cour dans cette affaire.
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[1] Lischuk v K-Jay Electric Ltd, 2025 ABKB 460, par. 9.
[2] Ibid, par. 11.
[3] Ibid, par. 14.
[4] Ibid, par. 15 et 16.
[5] Ibid, par. 19 et 20.
[6] Matthews c. Ocean Nutrition Canada Ltd., 2020 CSC 26, par. 55.
[7] Lischuk, ci-dessus, par. 62.
[8] Ibid.
[9] Ibid., par. 76 et 94.
[10] Ibid, par. 97 à 100.