La Cour d’appel fédérale confirme que le paragraphe 84(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu du Canada s’applique à une vente hybride d’actions et d’actifs

11 mai 2023 | Neil Gurmukh

Lors de la vente d’une entreprise exploitée par une société par actions, le vendeur et l’acheteur ont souvent des intérêts concurrents. Si le vendeur préfère généralement vendre ses actions de la société pour recevoir directement le produit de la vente – et ainsi profiter du taux d’imposition préférentiel sur les gains en capital – l’acheteur préfère acquérir les actifs de la société pour ramener leur coût à la valeur marchande, et éviter l’acquisition d’actifs non désirés et d’obligations inconnues.

Si les ventes « hybrides » d’actions et d’actifs sont populaires auprès des vendeurs et des acheteurs souhaitant concilier leurs intérêts, elles doivent être planifiées avec soin, surtout à la lumière de l’interprétation de plus en plus large du paragraphe 84(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu du Canada (la « LIR »). Par exemple, dans la décision récente Foix c. Canada[1], la Cour d’appel fédérale (la « CAF ») a conclu que le paragraphe 84(2) de la LIR s’appliquait à une série d’opérations « indirectes structurées, simultanées et interdépendantes » prévoyant des distributions de trésorerie et d’équivalents de trésorerie de la société à des contribuables avec l’assistance d’un tiers facilitateur. En raison de la conclusion de la CAF, certains montants reçus par les contribuables dans cette affaire ont été considérés comme des dividendes plutôt que le produit de l’aliénation; ainsi, les contribuables n’étaient pas admissibles à l’exonération cumulative des gains en capital.

L’affaire Foix mettait en scène une vente hybride complexe d’actions et d’actifs de Watch4NetSolutions Inc. (« W4N »), une entreprise de conception logicielle. Toutes les actions en circulation de W4N appartenaient directement ou indirectement à M. Foix, M. Souty, leurs fiducies familiales et leurs sociétés de portefeuille.

En novembre 2011, M. Foix et M. Souty ont conclu une entente avec EMC Corporation (« EMC É.-U. ») et EMC Corporation of Canada (« EMC Canada ») pour la vente des actions de W4M au prix de 50 millions de dollars. La lettre d’intérêt prévoyait que W4N distribuerait à ses actionnaires l’excédent de trésorerie avant la clôture, sous réserve du maintien du fonds de roulement convenu.

En avril 2012, les parties ont convenu de convertir la vente projetée des actions de W4N en vente hybride des actions et des actifs de W4N, pour un prix total de 70 millions de dollars. Cette vente hybride s’est déroulée en plusieurs étapes :

  1. EMC Canada a acheté les actions de W4N détenues par la fiducie familiale de M. Foix et celle de M. Souty. En échange, EMC Canada a émis à chaque fiducie un billet à ordre de 2 489 591 $ (les « billets à ordre »). Les billets à ordre ont été payés par le dépositaire légal lors de la clôture de la vente hybride.
  2. EMC É.-U. a acheté les logiciels, la propriété intellectuelle et les contrats non canadiens de W4N. En échange, EMC É.-U. a versé à W4N la contrepartie suivante : (i) deux billets à ordre de dividendes en capital d’une valeur de 11 millions de dollars chacun (les « billets à ordre de dividendes en capital»); (ii) un billet du solde d’une valeur de 19,75 millions de dollars (le « billet du solde »); (iii) la prise en charge par EMC É.-U. de l’équivalent de 2,3 millions de dollars d’obligations de W4N. Les billets à ordre de dividendes en capital ont été payés par le dépositaire légal à la clôture de la vente hybride, mais pas le billet du solde, qui était toujours exigible après la clôture de l’opération.
  3. EMC Canada a acheté le reste des actions de W4N, à l’exception des actions détenues par la société de portefeuille de M. Foix, Virtuose Informatique Inc. (« Virtuose»). Au lieu d’acquérir les actions de W4N détenues par Virtuose, EMC Canada a acquis toutes les actions de Virtuose. Le prix d’achat a été payé en espèces aux actionnaires de W4N et Virtuose.

À l’issue de la vente hybride, W4N, Virtuose et EMC Canada ont fusionné.

Bien que M. Foix, M. Souty et la fiducie familiale de ce dernier (dont Mme Lebel, la conjointe de M. Souty, était bénéficiaire) aient déclaré un gain en capital sur la vente de leurs actions de W4N ou Virtuose (selon le cas) et profité de l’exonération cumulative des gains en capital (ECGC), l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC ») a établi de nouvelles cotisations après avoir qualifié ces gains en capital de dividendes réputés conformément au paragraphe 84(2) de la LIR.

En concluant à l’applicabilité du paragraphe 84(2) de la LIR, la Cour canadienne de l’impôt (la « CCI ») a donné à cette disposition une portée large. Elle a conclu que le prix d’achat des actions de W4N et Virtuose correspondait à l’excédent de trésorerie de W4N au moment de la clôture, lequel a été distribué indirectement aux contribuables par l’intermédiaire d’EMC. La CCI a conclu également que cette distribution avait eu lieu lors de la liquidation, de la cessation de l’exploitation ou de la réorganisation des activités de W4N et Virtuose. Les contribuables ont fait appel de ces deux conclusions devant la CAF.

En rejetant l’appel des contribuables et en confirmant la décision de la CCI, la CAF a conclu que le paragraphe 84(2) s’applique de manière générale aux opérations « indirectes structurées, simultanées et interdépendantes » impliquant la distribution de la trésorerie ou d’équivalents de trésorerie d’une société à un contribuable à un moment où celui-ci n’est plus un actionnaire de la société lorsqu’il y a participation d’un tiers facilitateur.

Selon le paragraphe 84(2) de la LIR, lorsque des biens d’une société ont été distribués ou autrement attribués de quelque façon que ce soit aux actionnaires ou au profit des actionnaires lors de la liquidation, de la cessation de l’exploitation ou de la réorganisation de son entreprise, les actionnaires sont généralement réputés avoir reçu un dividende. Ainsi, pour que le paragraphe 84(2) s’applique, les deux conditions suivantes, qui ont été analysées par la CAF, doivent être remplies :

  1. les fonds ou les biens d’une société doivent être distribués ou autrement attribués de quelque façon que ce soit aux actionnaires ou au profit des actionnaires;
  2. la distribution ou l’attribution doit avoir eu lieu lors de la liquidation, de la cessation de l’exploitation ou de la réorganisation de l’entreprise de la société.

Concernant la première condition, la CAF était d’avis que la créance constatée par le billet du solde, due à W4N par EMC É.-U., constituait un équivalent de trésorerie excédentaire de W4N qui se situait au-delà du seuil nécessaire à l’exploitation de l’entreprise de W4N et découlait de la vente de son fonds de commerce. La CAF considérait également que W4N s’était appauvrie au profit de ses actionnaires (les contribuables), ce qui est une exigence du paragraphe 84(2), au motif que la créance constatée par le billet du solde est demeurée impayée et qu’à la place, EMC Canada a utilisé les fonds alloués au remboursement du billet du solde pour financer l’achat des actions de W4N et de Virtuose acquises des contribuables. Qui plus est, comme la valeur des actions de Virtuose était tributaire de celle des actions de W4N, l’appauvrissement de W4N a entraîné un appauvrissement correspondant de Virtuose.

Pour en arriver à cette conclusion, la CAF a conclu que le paragraphe 84(2) a une portée suffisamment large pour s’appliquer à une distribution indirecte lorsque les biens distribués sont fongibles et qu’un tiers facilitateur est impliqué dans le processus d’extraction, ce qui est le cas en l’espèce. À l’appui, la CAF a souligné que le passage « distribués ou autrement attribués » du paragraphe 84(2) se voit donner une large portée par les mots « de quelque façon que ce soit », de sorte qu’une interprétation trop littérale serait contraire à son objectif d’anti-évitement. La CAF a aussi avancé que selon sa décision dans Canada c. Vaillancourt-Tremblay[2], la distribution indirecte de biens fongibles (comme des liquidités), par opposition à des biens non fongibles, ne fait pas obstacle à l’application du paragraphe 84(2) s’il est possible de retracer ces biens jusqu’à la société ciblée.

En ce qui concerne la deuxième condition, la CAF estime que le libellé « lors de la liquidation, de la cessation de l’exploitation ou de la réorganisation » du paragraphe 84(2) doit aussi être interprété largement. Selon la CAF, la vente hybride constituait une réorganisation de l’entreprise de W4N pour l’application du paragraphe 84(2), au motif que l’entreprise qui existait avant la vente a été scindée en deux; ainsi, EMS É.U. a acquis le logiciel, les actifs de propriété intellectuelle et les contrats non canadiens de W4N, et EMC Canada a acquis les autres actifs de W4N. Au sujet de Virtuose, la CAF a indiqué qu’avant la vente, elle était une société de portefeuille au bénéfice de M. Foix, et qu’elle a cessé d’être exploitée après la vente hybride.

À en croire cette décision, les contribuables qui effectuent des ventes hybrides, ou d’autres opérations impliquant l’extraction des surplus d’une société avec l’aide de tiers facilitateurs, doivent se méfier du paragraphe 84(2) et de sa large portée. Pour éviter son application, une telle opération doit être organisée avec le plus grand soin.

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[1] 2023 CAF 38.

[2] 2010 CAF 119.

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