Maisons en vente à la chaîne (de blocs)

22 juillet 2021 | Wayne Logan, John-David D’Souza, Alissa Ricioppo, Kira Lagadin, D. Josiah Allison

Introduction

Échangeriez-vous votre maison contre une œuvre d’art? Un critique d’art pourrait envisager cette possibilité. Mais quelle serait votre réaction si votre maison n’était pas échangée contre de l’art, mais contre des bitcoins? Comme une œuvre d’art, la valeur du bitcoin dépend largement de la valeur que les gens lui attribuent. Toutefois, contrairement à une œuvre d’art, la valeur du bitcoin fluctue considérablement chaque semaine, pour ne pas dire chaque jour. Si ces incertitudes peuvent avoir pour effet de décourager tout vendeur ou tout acheteur de propriété situé dans la moyenne, certains courageux ont déjà commencé à acheter et à vendre des maisons en échange de bitcoins.

Quel est le mode de fonctionnement?

En théorie, le processus est simple. Lorsqu’un vendeur et un acheteur sont disposés à échanger une maison contre des bitcoins, il suffit de transférer les bitcoins du portefeuille numérique de l’acheteur à celui du vendeur.

La complexité du processus tient du fait que la cryptomonnaie dans le secteur de l’immobilier est un terrain juridique largement inexploré. Les technologies se développent plus rapidement que les réglementations qui les concernent, ce qui peut rendre les transactions en cryptomonnaies plus risquées que les méthodes plus traditionnelles. En même temps, le gouvernement et les organismes de réglementation adoptent de nouvelles lois pour tenter de suivre l’évolution de ce secteur, ce qui entraîne des défis imprévisibles. Ceci ne veut pas dire qu’il est impossible d’effectuer des transactions de cette nature. En effet, l’achat de biens immobiliers en contrepartie de bitcoins est tout à fait légal au Canada. Ces transactions exigent simplement un certain degré d’expérience pour être menées à bien avec succès.

Contrat d’achat et de vente personnalisé

Les contrats-cadres d’achat et de vente n’ont pas été conçus dans l’esprit des bitcoins, de sorte que leurs dispositions risquent d’être incomplètes ou inapplicables dans le cadre de transactions impliquant des bitcoins. Vous aurez plutôt besoin d’un contrat personnalisé couvrant les points de droit uniques liés à l’utilisation de la cryptomonnaie pour l’achat d’une propriété. Par exemple, les contrats-cadres font référence à la vente de la maison en contrepartie d’un « prix d’achat ». Il est courant que ce « prix d’achat » soit établi en dollars canadiens (ou peut-être dans une autre monnaie fiduciaire, comme le dollar américain). Ces modalités ne s’appliquent pas aux transactions effectuées en cryptomonnaie. D’autres conditions uniques s’appliquent aux transactions en bitcoins, et nous les avons abordées ci‑après.

Vérification des obligations relatives à la connaissance des clients et à la lutte contre le blanchiment d’argent

Dans le cadre de toute transaction immobilière classique, l’institution financière doit effectuer des vérifications relatives à la connaissance du client (KYC) et à la lutte contre le blanchiment d’argent (AML) sur la partie acheteuse pour s’assurer qu’elle ne figure pas sur une liste de personnes à qui des sanctions auraient été imposées. Ces vérifications sont obligatoires en vertu de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes (LRPCFAT)[1]. Toutefois, il est rare qu’une institution financière soit impliquée dans des transactions ayant le bitcoin comme seule devise. Il incombe plutôt à la partie vendeuse de s’assurer de la sécurité de la transaction en effectuant elle-même ces contrôles, ou de s’assurer que les bitcoins à transférer dans la transaction soient entreposés sur une plateforme cryptographique qui exige et met en œuvre ces contrôles. Au Canada, les sanctions pour défaut de déclaration d’activités suspectées de blanchiment d’argent ou de financement d’activités terroristes sont sévères et peuvent entraîner jusqu’à 500 000 dollars d’amende ou six mois de prison pour une première infraction[2]. Il est donc crucial que ces vérifications soient effectuées comme il se doit pour toute transaction immobilière en bitcoins.

Dépôt en mains tierces et fiducies

Les contrats d’achat et de vente de biens immobiliers sont généralement garantis par un dépôt de la part de l’acheteur. Ce dépôt est conservé dans un compte en fiducie par un avocat ou un agent immobilier sous forme de fonds mis en mains tierces ou en fiducie jusqu’à la signature du contrat. De la même manière, le jour de la signature, le produit de l’achat est généralement transféré en fiducie à un avocat pour n’être libéré qu’après confirmation par les deux parties que les conditions entourant la vente ont été respectées ou que la partie concernée y a renoncé. Les comptes de fiducie et de mise en main tierce protègent le dépôt et le prix d’achat en cas d’échec de la transaction, et assurent aux deux parties à la fois imputabilité et tranquillité d’esprit. Au Canada, il n’est pas permis de détenir des cryptomonnaies en fiducie à l’aide des mécanismes traditionnels. Ceci s’ajoute à la liste des complications associées aux transactions immobilières en bitcoins, et pourrait représenter un risque supplémentaire pour un acheteur ou un vendeur si la transaction ne se concrétise pas.

L’État de New York a résolu le problème en exigeant que toute personne qui détient des cryptomonnaies pour le compte d’une autre personne obtienne une licence d’exploitation de monnaie virtuelle portant le nom de BitLicense[3]. Ces BitLicenses permettent, en théorie, aux fiduciaires dont les activités sont réglementées de détenir des cryptomonnaies en fiducie ou en mains tierces dans le cas d’une transaction immobilière. Les BitLicenses n’existent pas encore au Canada, mais ces licences pourraient voir le jour prochainement, à mesure que les transactions en cryptomonnaies deviennent de plus en plus courantes.

Il existe également un marché non réglementé et en pleine évolution de services de dépôts sécurisés temporaires (escrow) de bitcoins offerts par des fournisseurs tiers lors de transactions contractuelles. Ce service sous-entend généralement le transfert des bitcoins au fournisseur tiers qui les conservera jusqu’à ce que les dispositions contractuelles convenues aient été respectées. Lorsque les dispositions contractuelles sont remplies, les bitcoins sont transférés à l’une des parties contractantes conformément aux modalités de la convention de dépôt. Ce service est actuellement fourni par des entreprises en démarrage et des entrepreneurs plutôt que par les dépositaires traditionnels (courtiers immobiliers, fiducies, cabinets juridiques, etc.). Par conséquent, il sera important de vérifier attentivement l’historique et la réputation de ces fournisseurs avant d’avoir recours à leurs services. Selon nous, à mesure que les transactions en bitcoins vont se généraliser, de plus en plus de dépositaires traditionnels vont commencer à offrir des services de dépôt sécurisés temporaires pour ce type d’actifs.

Fiscalité

En règle générale, lorsque des bitcoins ou une autre monnaie numérique sont utilisés pour acheter des biens ou des services, l’Agence du revenu du Canada considère que les parties ont conclu une transaction de troc. Le traitement de l’impôt sur le revenu et de la taxe de vente pour les deux parties à une transaction de troc impliquant des monnaies numériques est un domaine en évolution qui sort du cadre de cet article. Les deux parties à la transaction devraient discuter des incidences fiscales de leur transaction avec leurs conseillers en fiscalité.

Volatilité des prix

La volatilité du marché des cryptomonnaies peut mettre en danger les deux parties à une transaction immobilière. Entre la date à laquelle les parties signent leur contrat et la date d’exécution de la transaction d’achat, la valeur de la monnaie peut subir des fluctuations importantes. Cette volatilité signifie que l’une des parties peut bénéficier d’une aubaine, alors que l’autre pourrait regretter la transaction.

Plusieurs solutions et techniques peuvent être utilisées pour réduire ou répartir le risque de volatilité entre l’acheteur et le vendeur moyennant la conclusion d’un accord entre eux. Par conséquent, il est important que tout acheteur ou vendeur aborde cette question avec des conseillers professionnels. Toutes les solutions potentielles comportent leurs propres risques et avantages, mais quelle que soit la solution retenue par les parties, le contrat d’achat et de vente doit clairement indiquer les intentions des parties et rendre la transaction plus prévisible.

Liquidation

Si vous envisagez de convertir en espèces les bitcoins tirés de la vente d’un bien immobilier, il est important de prendre un temps de réflexion avant de conclure la transaction de vente. Les changements apportés récemment à la réglementation des plateformes de négociation de cryptoactifs (principal fournisseur de liquidités dans les transactions de cryptomonnaie en monnaie fiduciaire) pourraient rendre la tâche difficile. La nouvelle réglementation exige que ces plateformes soient inscrites à titre de courtiers en vertu des lois sur les valeurs mobilières, et qu’elles se conforment à certaines lois sur les valeurs mobilières au Canada[4]. Récemment, ces plateformes ont également été tenues de s’inscrire en vertu de la LRPCFAT en tant qu’entreprises de services monétaires et de faire rapport au CANAFE conformément à la LRPCFAT[5].

Il est important d’évaluer l’évolution des exigences réglementaires en matière de transfert de cryptomonnaies sur les plateformes d’échange, notamment toute exigence en lien avec les pistes d’audit. Ne pas se conformer à ces exigences risque de nuire à la liquidation des bitcoins reçus lors de la transaction.

Pourquoi acheter à l’aide de bitcoins?

La plupart des amateurs de cryptomonnaies choisissent d’acheter ou de vendre des biens immobiliers avec des bitcoins pour une seule raison : parce qu’ils peuvent se le permettre. La pratique est légale et l’agrément de la publicité sur les bitcoins attire souvent une attention supplémentaire et une clientèle différente comparativement à une liste de biens immobiliers[6].

Autres tendances en matière de chaînes de blocs et d’immobilier

Si les raisons évoquées ci-dessus sèment un certain doute quant à la longévité de l’influence des cryptomonnaies sur l’immobilier, vous pouvez toujours garder un œil sur le fascinant point de jonction entre la technologie de la chaîne de blocs et le secteur de l’immobilier. Deux tendances émergentes sur le marché sont susceptibles de rendre les transactions immobilières basées sur la chaîne de blocs plus courantes à l’avenir.

Contrats intelligents Smart Contracts

Les contrats intelligents ne sont pas directement liés aux bitcoins, mais ils évoluent dans la même sphère que la chaîne de blocs, ce qui signifie que leur fonctionnement fait appel à une technologie similaire. Ces contrats sont programmés pour s’exécuter automatiquement sans intervention humaine supplémentaire pour soutenir la transaction[7]. Si un contrat intelligent est utilisé pour l’achat d’un bien immobilier, il est possible de le programmer pour effectuer le transfert automatiquement du prix du bien acheté de l’acheteur au vendeur à une date spécifique ou à la réalisation de certaines conditions préalables[8]. La technologie des registres distribués garantit alors que la transaction est à la fois publiquement transparente et protégée contre le piratage. Ceci peut, en théorie, permettre aux deux parties d’économiser le temps de traitement et les frais des banques et des avocats pour conclure une transaction immobilière de vente, et pourrait également être mis en œuvre pour résoudre les enjeux de dépôt temporaire évoqués ci-dessus.

Tokenisation de l’immobilier

L’autre tendance dans le monde de la chaîne de blocs susceptible d’inspirer des achats de propriétés commerciales entraînés par la technologie de la chaîne de blocs est la tokenisation de l’immobilier. Les investissements dans l’immobilier commercial sont généralement réservés aux personnes fortunées, mais la tokenisation permet à n’importe quelle personne d’acheter une part d’une propriété plus grande[9]. Par exemple, une tour commerciale de 10 millions de dollars peut être transformée en 1 000 parts d’une valeur de 10 000 dollars chacune. Ces tokens sont ensuite enregistrés publiquement et vérifiés sur la chaîne de blocs[10]. Ce type de transaction permet de mettre l’investissement immobilier à la portée d’un plus grand nombre de personnes et de faire en sorte que les institutions de financement du projet puissent accéder plus facilement aux fonds dont ils ont besoin pour la construction de l’immeuble[11].

En conclusion

L’utilisation des bitcoins dans les transactions immobilières soulève des enjeux uniques en matière de dispositions contractuelles et d’implications fiscales ainsi que d’autres réflexions de nature juridique et pratique. Si le chevauchement entre les cryptomonnaies et l’immobilier n’en est actuellement qu’à ses débuts, cette tendance devient de plus en plus courante. Vous pourriez voir une annonce en bitcoins dans votre quartier plus tôt que vous ne le pensez.

***Les avocats de Miller Thomson sont des conseillers juridiques d’expérience qui vous aideront à naviguer dans les domaines complexes des cryptomonnaies et des transactions immobilières.***


 

[1] Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, L.C. 2000, ch. 17 [(LRPCFAT].

[2] Ibid à l’art. 75(1)(a)(i).

[3] Gouvernement de l’État de New York, Département des services financiers, FAQ sur les entreprises d’échange de monnaie virtuelle et BitLicense (en anglais uniquement), en ligne : <https://www.dfs.ny.gov/apps_and_licensing/virtual_currency_businesses/bitlicense_faqs>.

[4] Consulter l’Avis conjoint 21 – 329 du personnel des Autorités canadiennes en valeurs mobilières et de l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières Indications à l’intention des plateformes de négociation de cryptoactifs : Conformité aux obligations réglementaires, en ligne :
https://www.ocrcvm.ca/nouvelles-et-publications/avis-et-notes-dorientation/avis-conjoint-21-329-du-personnel-des.

[5] Supra note 1 à l’art. 5(h).

[6] Diana Olick, « Real Estate Catches on to the Crypto Craze as People Buy Homes with Bitcoin » (en anglais uniquement), CNBC (7 avril 2021), video : <https://www.cnbc.com/video/2021/04/07/real-estate-catches-onto-the-crypto-craze-as-people-buy-homes-with-bitcoin.html>.

[7] « How Smart Contracts Are Evolving Transactions For Real Estate Companies » (en anglais uniquement), Leax Foundation – Leaxcoin (LEAX) (18 mars 2020), en ligne : <https://medium.com/@LeaxFoundation/how-smart-contracts-are-evolving-transactions-for-real-estate-companies-dca4ec780405>.

[8] Ibid.

[9] David Israelson, « How Blockchain is Shaking Up Commercial Real Estate » (en anglais uniquement), The Globe and Mail (23 mars 2021), en ligne : <https://www.theglobeandmail.com/business/industry-news/property-report/article-how-blockchain-is-affecting-the-commercial-real-estate-sector/>.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

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