Les répercussions de la COVID-19 en matière de louage commercial – la « Menace fantôme » ?

juillet 30, 2020 | Steven Chaimberg, Stuart Chaimberg

Alors qu’on assiste à la reprise graduelle des activités en lien avec les mesures de ralentissement de la COVID-19, les entreprises doivent aussi se réajuster afin d’honorer leurs obligations contractuelles. Toutefois, la pandémie a suscité de nombreux questionnements quant à l’étendue de ces obligations, et les entreprises se tournent vers les tribunaux pour trancher ces nouveaux conflits. Les décisions rendues auront d’importantes répercussions sur la rédaction des offres de location et des baux, ainsi que sur les décisions d’affaires des locateurs et des locataires.

La Cour supérieure du Québec (la « Cour ») s’est récemment prononcée dans les affaires Hengyun International Investment Commerce Inc. v. 9368-7614 Québec inc. (2020 QCCS 2251) (« Hengyun »), et Investissements immobiliers G. Lazzara inc. c. 9224-5455 Québec inc. (2020 QCCS 2176) (« Lazzara »). Ces décisions sont les premières d’une longue série de litiges sur lesquels les tribunaux devront se pencher en lien avec les nouveaux défis des locateurs et des locataires quant à l’exécution de leurs obligations contractuelles.

1. Hengyun

Les faits de l’affaire Hengyun vont comme suit. Le propriétaire d’un immeuble commercial a loué des locaux à un locataire pour une durée de cinq ans afin d’en faire uniquement l’exploitation d’un gymnase. Trois ans après le début du bail, le 24 mars 2020, le gouvernement du Québec a publié un décret qui obligeait le locataire à fermer ses portes le jour-même en raison de la pandémie de la COVID-19 (le « décret »). Les gymnases (tels que celui exploité par le locataire) ne figuraient pas sur la liste des services jugés essentiels en vertu du décret et ont dû fermer leurs portes jusqu’à la levée de la suspension des activités le 22 juin 2020.

À la suite de la publication du décret, le locataire a fait valoir que son incapacité à exploiter son entreprise et à générer des revenus était le résultat d’un cas de force majeure, et qu’il devrait donc être libéré de son obligation de payer son loyer durant cette période. De son côté, le locateur a invoqué une clause du bail de location (la « clause de force majeure ») qui prévoyait que le locataire était tenu de payer son loyer, même si l’exécution de ses obligations était retardée en raison d’un cas de force majeure.

La Cour a tranché en faveur du locataire, mais a rejeté sa thèse selon laquelle il s’agissait d’un cas de force majeure, car, en l’espèce, il faudrait adopter à tort une approche subjective du caractère irrésistible d’un événement de force majeure. La Cour déclare que pour être qualifié de force majeure, l’événement doit empêcher tout autre locataire dans la même situation de payer son loyer, et non seulement ceux qui ne disposent pas des fonds nécessaires pour le faire. La Cour considère plutôt que le locateur était empêché de remplir son obligation de procurer la jouissance paisible des lieux en raison du décret. Elle a donc conclu qu’il s’agissait d’un cas de force majeure.

La Cour a aussi souligné qu’un événement est imprévisible s’il ne pouvait pas être raisonnablement prévu au moment où l’obligation, en l’occurrence le bail, a été contractée. Dans le contexte actuel de la pandémie, la Cour a estimé que ce critère était satisfait.

Bien que la clause de force majeure obligeait le locataire à payer un loyer même si l’exécution des obligations de l’une ou l’autre des parties était retardée en raison d’un cas de force majeure, la Cour a estimé que les dispositions prohibitives du décret n’entraînaient pas, en l’espèce, le retard dans l’exécution des obligations contractuelles du locateur. Le locateur était plutôt dans l’impossibilité de s’acquitter de son obligation de procurer la jouissance paisible des lieux au locataire. Par conséquent, la Cour estime que le locateur ne peut imposer au locataire le paiement de son loyer durant cette période, car la clause de force majeure n’était pas applicable dans le circonstances.

La Cour a confirmé qu’en matière de louage commercial, les dispositions du Code civil du Québec (y compris l’obligation de procurer la jouissance paisible des lieux) ne sont pas d’ordre public.  La Cour s’est toutefois appuyée sur la doctrine et la jurisprudence pertinente pour rappeler que même si les parties à un bail peuvent conclure une entente pour limiter les répercussions du défaut du locateur de procurer la jouissance paisible des lieux au locataire, elles ne peuvent s’entendre pour l’exclure complètement.

Pour toutes ces raisons, le propriétaire ne pouvait pas exiger le paiement du loyer pour la durée du décret.

2. Lazzara

Les faits de l’affaire Lazzara vont comme suit. Les parties étaient liées par deux baux commerciaux couvrant des locaux contigus. Le locataire est un fabricant de parements de béton décoratifs pour l’intérieur des bâtiments. En raison du même décret mentionné plus haut, il a été contraint de suspendre ses activités à partir du 25 mars 2020.  Le locataire a donc suspendu ses activités et a mis à pied ses cinq employés, dont son président.

Le gouvernement du Québec a déposé un décret différent le 19 avril 2020 permettant au locataire de reprendre partiellement ses activités. Le 29 avril 2020, le locataire a été en mesure de payer la totalité de son loyer du mois de mars 2020. Peu après, le locataire a demandé au propriétaire de s’inscrire au programme d’Aide d’urgence du Canada pour le loyer commercial (le « programme AUCLC »). Dans le cadre du programme AUCLC, le gouvernement fédéral et provincial proposent de financer 50 % du loyer, le locataire doit acquitter 25 % du loyer et le solde de 25 % (ou plus, selon l’accord spécifique de réduction du loyer conclu entre les locateurs et les locataires admissibles) demeure impayé. Cependant, le programme AUCLC est sur une base volontaire et doit être demandé par le propriétaire du bien, le locateur en l’espèce.

Malheureusement, le locateur a refusé de s’inscrire au programme AUCLC au motif qu’il ne pouvait pas se permettre de renoncer à 25 % du loyer et que les exigences relatives à la mise en œuvre du programme AUCLC n’étaient pas claires. Par conséquent, le locateur a demandé une ordonnance de sauvegarde, qui doit répondre à quatre critères : (i) l’urgence; (ii) l’apparence de droit; (iii) le préjudice irréparable; et (iv) la prépondérance des inconvénients. Ce recours est destiné à assurer l’équilibre entre les parties, équilibre naissant des liens contractuels et de la loi.

Le locateur a ensuite poursuivi le locataire en réclamation de loyers impayés, en résiliation de bail et en éviction. Pour sa part, le locataire a contesté la demande de sauvegarde au motif que les critères donnant ouverture à un tel remède n’étaient pas respectés. Le locataire s’est finalement acquitté de 25% de son loyer pour les mois de juin et de juillet, et s’est engagé à continuer à verser 25 % des loyers à la date où ils sont dus tant que le programme AUCLC serait en vigueur.

La Cour a tranché en faveur du locataire et a estimé qu’à première vue, le droit du locateur d’obtenir une ordonnance de sauvegarde apparaît douteux dans la mesure où le locataire soulève, entre autres, le caractère abusif de certaines dispositions du bail et de l’exercice des droits du locateur. La Cour a aussi noté que le locateur n’a pas répondu à la prétention du locataire selon laquelle il aurait pu mitiger son préjudice allégué en adhérant au programme AUCLC. Le locateur a plutôt fait le choix de se priver de 75 % de son loyer. De plus, le locateur s’est placé dans une situation défavorable en demandant à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’émettre une ordonnance de sauvegarde pour le montant total du loyer dû en vertu des baux.

La Cour a explicitement mentionné qu’une partie souhaitant obtenir une ordonnance de sauvegarde doit avoir les mains propres.

La Cour estime qu’en l’espèce, le locateur est l’auteur de son propre préjudice. En rejetant la demande d’ordonnance de sauvegarde du locateur, la Cour a estimé que la balance des inconvénients favorise le locataire.

La Cour accepte plutôt l’engagement du locataire de continuer à payer 25 % du loyer en vertu des baux, et ce, tant que le programme AUCLC sera en vigueur, et 100 % du loyer par la suite.

3. Take-Away

Ces décisions sont les premières d’une longue série de litiges sur lesquels les tribunaux devront se pencher en lien avec les nouveaux défis des locateurs et des locataires quant à l’exécution de leurs obligations contractuelles. La fermeture forcée des commerces dans le contexte de la pandémie de la COVID-19 et la reprise soudaine des activités contribuent à un climat d’incertitude en matière de louage commercial. D’ici à ce que cette période d’incertitude ne se stabilise et qu’un ensemble cohérent de principes juridiques ne soit établi, les parties à des transactions de louage commercial devront faire preuve de flexibilité et d’ouverture d’esprit. L’objectif demeure de parvenir à un accord qui soit bénéfique pour les deux parties au litige afin qu’elle puissent poursuivre leur relation d’affaire. Le défi qui nous occupe est d’identifier la meilleure manière d’arriver à un tel accord. Il faudra faire preuve de créativité, d’une grande capacité d’adaptation et d’une volonté à penser en dehors des sentiers battus afin de trouver un terrain d’entente, autant de la part des acteurs économiques que de leurs conseillers.

Avis de non-responsabilité

Cette publication est fournie à titre informatif uniquement. Elle peut contenir des éléments provenant d’autres sources et nous ne garantissons pas son exactitude. Cette publication n’est ni un avis ni un conseil juridique.

Miller Thomson S.E.N.C.R.L., s.r.l. utilise vos coordonnées dans le but de vous envoyer des communications électroniques portant sur des questions juridiques, des séminaires ou des événements susceptibles de vous intéresser. Si vous avez des questions concernant nos pratiques d’information ou nos obligations en vertu de la Loi canadienne anti-pourriel, veuillez faire parvenir un courriel à privacy@millerthomson.com.

© Miller Thomson S.E.N.C.R.L., s.r.l. Cette publication peut être reproduite et distribuée intégralement sous réserve qu’aucune modification n’y soit apportée, que ce soit dans sa forme ou son contenu. Toute autre forme de reproduction ou de distribution nécessite le consentement écrit préalable de Miller Thomson S.E.N.C.R.L., s.r.l. qui peut être obtenu en faisant parvenir un courriel à newsletters@millerthomson.com.