Le tribunal de district du New Hampshire (États-Unis) a récemment rendu sa décision dans l’affaire Securities and Exchange Commission c. LBRY Inc[1]. Cette cause est importante pour les communautés de chaînes de blocs, car il s’agit de la première mesure que la SEC parvient à faire appliquer à l’encontre d’une entité qui n’a pas effectué de campagne de financement au moyen d’une offre initiale de pièces ou de jetons.
La question centrale dans cette cause consistait à déterminer si les jetons numériques de LBRY Inc., les LBRY Credits (« LBC »), étaient compris dans la définition de valeur mobilière. Le tribunal s’est rangé du côté de la SEC et a estimé que c’était effectivement le cas.
Même si cette affaire porte sur les lois américaines en matière de valeurs mobilières, l’analyse du tribunal vaut la peine d’être examinée selon la perspective canadienne, car, compte tenu des similitudes entre les lois sur les valeurs mobilières du Canada et celles des États-Unis, elle pourrait être instructive quant à la façon dont les organismes de réglementation et les tribunaux canadiens seraient susceptibles de traiter toute situation semblable. La décision du tribunal fournit un exemple clair de la position qu’un organisme de réglementation peut adopter en réponse à la vente de jetons par une entité centralisée dans un écosystème de chaîne de blocs, même si les jetons vendus ont une utilité démontrable sur la chaîne de blocs.
Le jeton
La société LBRY a été constituée en 2015 dans le but d’utiliser les technologies relatives à la chaîne de blocs pour permettre aux utilisateurs de partager des vidéos, des images et d’autres contenus numériques sans passer par un hôte centralisé comme YouTube. Le LBC est le jeton numérique natif de la chaîne de blocs de LBRY. Ces jetons sont utilisés à des fins de rémunération des mineurs et peuvent être dépensés sur la chaîne de blocs pour publier du contenu, créer des canaux, donner des pourboires aux créateurs de contenu, acquérir du contenu payant et stimuler l’activité des canaux ou le contenu dans les résultats de recherche.
Le réseau de LBRY a été conçu pour pouvoir accueillir, à terme, 1 milliard de LBC en circulation. LBRY s’est réservé une « pré-mine » de 400 millions de LBC à dépenser pour répandre l’utilisation et l’adoption du jeton, pour mettre en place des subventions et des dons à des organisations qui partagent les mêmes valeurs qu’elle, ainsi que pour les frais d’exploitation. Au moment de la décision du tribunal, LBRY avait dépensé environ la moitié de ses LBC ayant fait l’objet d’un pré-minage au moyen de transactions diverses. Elle avait vendu plus de 9,8 millions de LBC au public directement par l’entremise d’applications de LBRY et 44,1 millions de LBC supplémentaires par l’entremise de plateformes d’échange d’actifs numériques. Elle avait également utilisé plus de 142 millions de LBC pour récompenser les utilisateurs, les développeurs de logiciels et les testeurs, et pour rémunérer employés et sous-traitants.
Les points de vue
La SEC a allégué que LBRY Inc. avait offert et vendu des titres de valeurs mobilières non inscrits en contravention des dispositions de la Securities Act de 1933. Pour sa défense, LBRY a avancé qu’il n’était pas nécessaire qu’elle se conforme à cette loi, car la prétendue valeur mobilière LBC n’en était pas une. Selon LBRY, la LBC fonctionne plutôt comme une monnaie numérique, avec une utilité démontrable en tant que composante essentielle de la chaîne de blocs de LBRY.
La décision
La SEC a réussi à obtenir un jugement sommaire contre LBRY, et le tribunal a déclaré qu’« aucun juge des faits raisonnable ne pouvait rejeter l’affirmation de la SEC selon laquelle LBRY a offert des LBC en tant que titres de valeurs mobilières ».
Pour rendre sa décision, le tribunal a d’abord cherché à vérifier la définition du terme « valeur mobilière ». Comparable au critère du contrat d’investissement pour une valeur mobilière au Canada, le « critère Howey » aux États-Unis indique qu’un produit est un contrat d’investissement (et donc une valeur mobilière) si une personne investit son argent dans une entreprise commune et peut s’attendre à des rendements découlant uniquement des efforts du promoteur ou d’un tiers[2]. Le tribunal a noté qu’en vertu du critère Howey, les tribunaux doivent procéder à une enquête objective sur le caractère de la transaction ou de l’instrument offert en s’appuyant sur ce qui a été fait miroiter aux acquéreurs.
Un facteur clé dans cette décision concerne les déclarations que LBRY a faites au public au sujet du LBC. La SEC a relevé de nombreuses déclarations faites par LBRY qui, selon elle, « ont conduit les investisseurs potentiels à s’attendre raisonnablement à ce que la valeur du LBC augmente pendant que la société continuait à superviser le développement du réseau LBRY ». Par exemple, du fait de la croissance rapide du réseau LBRY après son lancement, LBRY a publié un article de blogue déclarant que « la proposition de valeur à long terme de LBRY est énorme, mais dépend également de notre équipe qui reste concentrée sur la tâche à accomplir, c’est-à-dire bâtir cette chose » et « à long terme, les intérêts de LBRY et ceux des détenteurs de LBC convergent ».
Lorsque LBRY a souligné que ces déclarations ne représentaient que 0,25 % de l’ensemble des messages et articles qu’elle avait publiés, le tribunal a rejeté cet argument, notant que LBRY avait « parfaitement conscience » de la valeur potentielle du LBC en tant qu’investissement et qualifiant l’ensemble de ses publications de « forme peu subtile d’encouragement économique » pour les investisseurs. En réponse à la tentative de LBRY de s’appuyer sur les clauses de non-responsabilité présentées aux investisseurs pour indiquer que la société ne proposait pas de LBC à titre d’investissements, le tribunal a minimisé leur importance parmi les autres preuves dont il disposait, déclarant qu’« une clause de non-responsabilité ne peut annuler les réalités économiques objectives d’une transaction ».
L’autre élément important de cette décision portait sur le fait que LBRY a conservé pour elle?même un nombre important de jetons, ce qui a été considéré comme un signal indiquant que LBRY avait la motivation de déployer des efforts dans le but d’améliorer le réseau et d’augmenter la valeur du LBC. Le tribunal a estimé qu’« en liant le sort financier de LBRY au succès commercial du LBC, LBRY a fait comprendre à ses investisseurs qu’elle ferait preuve de diligence pour développer le réseau afin que le LBC prenne de la valeur » et qu’ils profiteraient eux aussi des efforts déployés par LBRY pour améliorer le réseau. Selon le critère de Howey, ces activités permettaient de conclure qu’un investissement dans les LBC était un investissement dans une entreprise commune qui permettrait de tirer potentiellement profit des efforts de LBRY.
L’un des principaux aspects de l’argument avancé par LBRY était que le LBC était un jeton utilitaire conçu pour être utilisé sur la chaîne de blocs de LBRY et que certains acquéreurs des LBC les avaient acquis avec l’intention de les utiliser plutôt que de les détenir comme investissements. Il est important de noter que le tribunal a fait valoir que « LBRY commet une erreur mixte de faits et de droit » sur ce point puisque « rien dans la jurisprudence ne suggère qu’un jeton ayant à la fois des usages de consommation et de spéculation ne peut être vendu comme un contrat d’investissement. » Le tribunal a également estimé qu’il est essentiel de se concentrer sur ce qui a été offert aux acquéreurs et non sur leurs intentions subjectives quant à leur utilisation des jetons.
S’appuyant sur les preuves, le tribunal a finalement conclu que LBRY a fait la promotion des LBC à titre d’investissements dont la valeur augmenterait au fil du temps grâce au développement du réseau LBRY par la société.
Les conséquences
L’un des éléments essentiels à retenir de la décision LBRY est la proclamation claire que les exigences d’inscription des titres ne se limitent pas aux réseaux des chaînes de blocs qui se sont engagés dans une première émission de cryptomonnaie ou une offre initiale de jetons (ICO). Dans sa conclusion sur l’analyse de la sécurité, le tribunal a fait valoir que « LBRY n’indique aucune déclaration spécifique de la SEC suggérant que les sociétés ne doivent se conformer à l’obligation d’inscription que si elles effectuent une ICO. LBRY n’a pas non plus offert de lecture convaincante du critère Howey qui mènerait un émetteur raisonnable à conclure que seules les ICO sont assujetties à une obligation d’inscription. »
En plus du caractère historique que revêt ce premier point, la décision LBRY présente ce qui, à notre avis, pourrait être un enjeu notable pour de nombreux projets relatifs aux chaînes de blocs, car le fait de considérer si un jeton numérique a une utilité ou non a été considérablement réduit dans l’analyse de savoir si la vente d’un tel jeton constitue un acte de vente d’une valeur mobilière. Le tribunal a clairement indiqué que les indications selon lesquelles certains détenteurs de LBC les ont acquis à des fins de consommation sont d’une pertinence limitée pour déterminer si LBRY les a offerts en tant que titres de valeurs mobilières. Au lieu de cela, cette décision suggère que lorsqu’un développeur ou un promoteur central est investi dans le développement d’un réseau de chaîne de blocs et que cette entité vend des jetons au public, ces faits sont suffisants pour conclure qu’une distribution non inscrite de titres de valeurs mobilières a eu lieu en contravention aux dispositions de la loi de 1933.
En dernier lieu, la décision LBRY constitue un rappel général que toute évaluation visant à déterminer si un jeton est une valeur mobilière (que ce soit en vertu du critère Howey ou de la loi canadienne) tient compte de tous les faits dont dispose le tribunal. Les développeurs ne peuvent pas s’appuyer sur des clauses de non-responsabilité en matière d’investissement comme plan B pour esquiver toute responsabilité lorsque d’autres preuves suggèrent qu’un jeton a été simultanément offert au public comme un bien qui prendra de la valeur grâce aux dépenses et aux efforts du développeur.
Compte tenu des progrès accomplis à cet égard au sud de la frontière, les amateurs de chaînes de blocs et les plateformes canadiennes auront certainement intérêt à s’informer des répercussions que la décision LBRY pourrait avoir au Canada. Il reste à voir si les autorités de réglementation et les tribunaux canadiens choisiront d’adopter une approche différente de celle de la SEC des États-Unis et du tribunal de district dans l’affaire LBRY.
L’équipe de Miller Thomson spécialisée dans les chaînes de blocs, les cryptomonnaies et les contrats intelligents est composée d’experts en matière de valeurs mobilières, de propriété intellectuelle, de droit des sociétés et de droit fiscal qui mettent leur expérience au service des développeurs et des promoteurs. N’hésitez pas à communiquer avec un membre de l’équipe si vous avez des questions à ce sujet.
[1] Cause n° 21-cv-260-PB, opinion n° 2022 DNH 138.
[2] SEC c. W.J. Howey Co. 328 U.S. 293 (1946).