Diffamation et professionnels de la construction : choisissez bien vos mots

19 septembre 2017 | Stephan H. Trihey

Journal Constructo – 12 septembre 2017

Au moment de la rédaction d’une mise en demeure ou dans le cadre de procédures judiciaires, il importe de bien choisir ses mots car il peut arriver que nos choix et/ou ceux effectués par nos représentants légaux soient lourds de conséquences.

En effet, bien que la liberté d’expression soit un droit fondamental, chaque justiciable a un droit corrélatif tout aussi fondamental à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation. Lorsqu’on porte atteinte au droit à la réputation d’une personne, cela peut entraîner des conséquences légales et nous exposer à un recours en diffamation et en dommages. C’est précisément ce qui est arrivé dans l’affaire Experts-conseils RB inc. c. Ste-Marthe-sur-le-Lac (Ville de) [1] où la Cour supérieure du Québec a condamné cette Ville à payer 1,8 million $ à titre de préjudice économique ainsi que des dommages moraux de 30 000 $ et punitifs de 50 000 $ en faveur de la compagnie de génie-conseil Experts-conseils RB inc. (« ERB »). Cette décision a récemment été confirmée par la Cour d’appel du Québec dans Ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac c. Experts-conseils RB inc. [2] qui est uniquement intervenue pour réduire le montant de la condamnation pour le préjudice économique à 889 119 $.

Bien entendu, les propos diffamatoires donnant lieu à cette condamnation méritent une attention particulière.

Faits

En 1996, la Ville retient les services de ERB pour la construction d’un nouveau réseau d’égouts sur son territoire dont elle reste maîtresse d’œuvre et d’ouvrage. Toutefois, en novembre 1999, un conflit survient et la Ville suspend tout paiement d’honoraires. En janvier 2001, ERB poursuit donc la Ville pour 1 021 239,82 $. Pour assurer sa défense, la Ville retient les services de Me Pierre Martel. En mars 2001, la Ville produit sa défense et demande reconventionnelle. Outre le rejet de l’action, elle recherche la résiliation du contrat avec ERB, ainsi qu’une compensation de 1,63 million $ invoquant des incidents de fraude et d’abus de confiance. Dans sa défense, la Ville fait notamment état d’un cas de détournement de fonds, à un traitement de faveur envers un sous-traitant et d’irrégularités relatives à un réseau routier entre différentes municipalités. Au même moment, la Ville publicise le litige par voie d’un communiqué de presse sur différents sites Internet.

Les allégations de la Ville et leur médiatisation anéantissent le président fondateur d’ERB qui voit la réputation de son entreprise ternie auprès de ses proches, ses employés et clients ainsi que face à la communauté des Basses-Laurentides. En janvier 2002, ERB intente une action en diffamation de 2,5 million $ contre la Ville.

En décembre 2003, suite à l’arrivée de la nouvelle mairesse, les parties règlent le dossier de l’action sur compte d’ERB à l’amiable. En plus de payer la somme de 1 144 595,90 $, la Ville présente une lettre d’excuses à ERB où elle reconnaît que les allégations portées contre elle étaient non-fondées et diffamatoires. Cependant, cette transaction ne met pas fin au recours en diffamation. En juin 2010, la Ville produit sa défense et appelle en garantie son avocat Me Martel, prétendant s’être fiée sur ses conseils quant à la pertinence et à la nécessité d’inclure des allégations de fraude et d’abus de confiance.

La décision

Sur la question de la faute, la juge n’a aucune hésitation à conclure que la Ville a tenu des propos diffamatoires. Comme l’existence d’une faute en matière de diffamation est analysée selon le standard de la personne raisonnable, prudente et diligente, la juge est d’avis que la Ville n’a pas agi en personne raisonnable. En effet, suivant son analyse, rien n’autorisait la Ville à ternir la réputation d’ERB, ses allégations s’avérant inutiles pour contrer l’action sur compte.

Au surplus, la juge relève que la Ville admet, dans sa lettre d’excuses et son communiqué de presse, avoir tenu des propos diffamatoires non-fondés à l’endroit d’ERB.

Quant à la tentative de la Ville de faire porter le blâme du choix de mots fautifs à son avocat, la preuve démontre que les représentants de la Ville ont activement participé dans la rédaction de la défense et demande reconventionnelle. Ainsi, la juge conclut qu’aucune faute n’est imputable à Me Martel et elle rejette l’action en garantie dirigée contre lui.

Les dommages

Ayant conclu à une faute, la juge se penche sur les dommages réclamés par ERB. Dans le cadre de cette analyse, la juge rappelle que la sauvegarde de la réputation de professionnels s’avère incontestable, car il en va de leur capacité à préserver le lien de confiance essentiel à la fidélisation ainsi qu’au développement de leur clientèle. À la lumière de la preuve, la juge est satisfaite que la perte de profits subie par ERB est directement liée aux propos diffamatoires de la Ville et condamne cette dernière à payer la somme de 1,8 million $, laquelle sera réduite par Cour d’appel à 889 199 $.

Malgré la lettre d’excuses, la juge condamne également la Ville à payer à ERB des dommages moraux de 50 000 $ et punitifs de 30 000 $, notamment en raison de la gravité des allégations trompeuses, le fait qu’elles émanent d’une corporation publique, la multiplicité des lieux de diffusion des allégations diffamantes, la réputation enviable d’ERB préalablement aux événements et le délai de près de trois ans écoulé entre les allégations injurieuses et leur rétractation.

Sur cette dernière question, la Cour d’appel est d’avis que la juge ne commet aucune erreur lorsqu’elle prend en considération l’existence des excuses, en estimant qu’elle ne justifie pas une réduction des dommages.

Conclusion

En bref, il faut retenir que le choix de nos mots, même lorsqu’ils sont utilisés par nos représentants légaux, peuvent devenir une source de responsabilité sérieuse lorsqu’ils portent atteinte à la réputation d’une autre partie.

Cet article est paru dans l’édition du 12 septembre 2017 du journal Constructo.

[1] 2015 QCCS 3824

[2] 2017 QCCA 381

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